La deuxième chute anthropologique, cette catastrophe culturelle instaurée à la fin des années 1960, Pier Paolo Pasolini l’avait bien comprise et en parlait dans les différents articles réunis dans les Ecrits corsaires [1973-1974], puis les Lettres luthériennes [1974-1975]. En voici quelques extraits.

« Deux modestes propositions pour éliminer la criminalité en Italie »

Qu’est-ce qui a transformé les prolétaires et les sous-prolétaires italiens, en substance, en petits-bourgeois, dévorés, de surcroît, par le désir de l’être sur le plan économique ? Qu’est-ce qui a transformé les « masses » de jeunes en « masses » de criminaloïdes ? (…) Une « seconde » révolution industrielle qui en Italie est en réalité la « première » ; le consumérisme qui a cyniquement détruit un monde « réel » en le transformant en une totale irréalité, où il n’y a plus de choix possible entre le mal et le bien. […] Ce que je déplorerais principalement c’est le manque d’une conscience informée à propos de tout cela, et la survivance d’une rhétorique progressiste qui n’a plus rien à voir avec la réalité. Aujourd’hui il faut être progressiste d’une autre manière ; il faut inventer une manière nouvelle d’être libre, surtout quand on juge, précisément, ceux qui ont choisi la fin de la pitié. Il faut admettre, une fois pour toutes, la faillite de la tolérance. Laquelle a été, cela s’entend, une fausse tolérance, et l’une des causes les plus notables de la dégénérescence de masses des jeunes. (…)

Quelles sont mes deux modestes propositions pour éliminer la criminalité ? […]

1) Abolir immédiatement l’école secondaire obligatoire.
2) Abolir immédiatement la télévision.

[…] L’école obligatoire est une école d’initiation à la qualité de la vie petite-bourgeoise. On y enseigne des choses inutiles, stupides, fausses, moralisantes, même dans les meilleurs des cas (c’est-à-dire quand on invite flatteusement à appliquer la fausse démocratie de l’autogestion, de la décentralisation, etc. : un vaste jeu de dupes).

[Quand à la télévision, c’est elle] qui, pratiquement (car elle n’est qu’un moyen), a mis fin à l’âge de la pitié, et donné le départ) l’âge de l’Hedoné. Un âge où des jeunes à la fois présomptueux et frustrés – à cause de la bêtise en même temps de l’impossibilité d’atteindre les modèles que leur proposent l’école et la télévision – ont une tendance irrésistible à être agressifs jusqu’à la délinquance, ou passifs jusqu’au malheur.

Pier Paolo Pasolini, « Deux modestes propositions pour éliminer la criminalité en Italie » [1975], dans Lettres luthériennes, Paris, Seuil, coll. Points, 2000, p. 200-203

« Mes propositions sur l’école et la télévision »

Le « mode de production » a changé (énorme quantité, biens superflus, fonction hédoniste). Mais la production ne produit pas seulement de la marchandise : elle produit en même temps des rapports sociaux, de l’humanité. Le « nouveau mode de production » a donc produit une nouvelle humanité, c’est-à-dire une « nouvelle culture », en modifiant anthropologiquement l’homme (en l’occurrence, l’homme italien). Cette « nouvelle culture » a cyniquement détruit (génocide) les cultures précédentes : depuis la culture bourgeoise traditionnelle jusqu’aux différentes cultures particularistes et pluralistes populaires. Aux modèles et aux valeurs détruits, elle substitue des modèles et des valeurs à elle (encore non définis et non dénommés) : ceux d’une nouvelle espèce de bourgeoisie. Les fils de la bourgeoisie peuvent donc les réaliser dans des conditions privilégiées et, en les réalisant (avec incertitude et donc agressivité), ils se posent comme des exemples pour ceux qui économiquement sont dans l’impossibilité de le faire, et qui en sont réduits à être justement des imitateurs larvaires et féroces. D’où leur qualité de sicaires ; comparable à celle des SS.

Pier Paolo Pasolini, « Mes propositions sur l’école et la télévision » [1975], dans Lettres luthériennes, Paris, Seuil, coll. Points, 2000, p. 218

Photo d’entête : “Television” par goesberlin

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