Sommaire
En tant que divertissement bourgeois, opium du lecteur dans la société du spectacle, Les arcanes du chaos, publié en 2006, est un livre à peu près réussi. La technique narrative est rodée qui, grâce à des chapitres courts introduisant à chaque fois un nouvel élément de suspens en leur toute fin pour vous donner envie lire la suite, grâce à son jeune personnage féminin banal mais attachant qui permet à tout lectrice de s’identifier et à tout homme de s’énamouracher (ou en s’identifiant à son chevalier servant), grâce à l’histoire d’amour qui se tisse peu à peu, et grâce au saupoudrage ésotérico-historique, on est assez vite poussé à lire rapidement le bouquin.
Même s’il s’agit officiellement d’un divertissement amusant qui ne devrait pas aller plus loin que la lecture et devrait être appréhendé avec la légèreté d’un divertissement1, laisse tout de même dans l’esprit de ses lecteurs deux messages subliminaux assez dégueulasses.
Une invitation à se soumettre
Le premier est une sourde invitation à la soumission. En effet, peu à peu, l’héroïne, aidée par un jeune journaliste providentiel, par se faire expliquer que, depuis le début de l’aventure, elle sert un plan et qu’à chaque fois qu’elle avait compris quelque chose, on l’avait incitée à le faire, de sorte que tous ses moments de lucidité apparente n’ont jamais été que des moments attendus dans sa longue manipulation psychologique. Le complot d’un premier manipulateur est même piraté par celui qu’elle devait assassiner pour se retourner contre le premier, avant d’être éliminée, avec son adjuvant, comme deux pions négligeables. Au final, le lecteur ne peut s’empêcher de penser qu’il est vain de lutter contre ces gens-là. S’ils maîtrisent le mensonge, distribuent les cartes et définissent les règles du jeu quand ils veulent, ils sont imbattables. Encore plus, s’ils ont les moyens de payer les institutions chargées de vous défendre et y manipulent des acteurs-clefs dans leurs réseaux obscurs. De même, si ces hommes tout-puissants ont à leur service des outils permettant de savoir exactement ce qu’elle tape sur son ordinateur au moment où elle le fait, c’est-à-dire que les gens qui la surveillent peuvent même savoir ce qu’elle n’a pas publié, ou si elle est constamment suivie par des traceurs leur permettant de la localiser, elle n’a aucune chance de leur échapper. Et encore, le livre est censé se dérouler en 2001. Mettons qu’il soit transposé en 2015 et qu’au lieu de petit “coup d’Etat”2 du 11 septembre 2001, ce soit les pseudo-attentats du 13 novembre 2015 qui servent de toile de fonds, la course-poursuite tiendrait en deux chapitres : son téléphone surveillé et ses conversations étant enregistrées, son ordinateur fouillé à distance et tout ce qui s’y passant pouvant être connu en temps réel, son téléphone et ses achats bancaires permettant de la géolocaliser à tout moment, voire grâce à toutes les puces RFID qui se trouvent dans la plupart de ses objets, dès lors qu’elle intéresserait activement quelqu’un qui aurait accès à tout cela, elle n’aurait aucune chance de s’en sortir à moins de vivre nue dans la forêt.3 Se sachant traquée, comprenant qu’à chaque fois qu’elle échappe, c’est parce qu’on l’a entrainée là où on voulait, perdu pour perdu, elle s’arrêterait et refuserait de continuer à être une marionnette. Ou alors, si on refuse l’option de la reddition au sein du système4, si on refuse de fuir5, si on est incapable de savoir qui est qui sur l’échiquier, si les adjuvants ne sont pas des acteurs du scénario, si les rebelles ne sont pas des agents à leur corps défendant, eux-mêmes utilisés par le Pouvoir pour débusquer les âmes de bonne volonté, bref, que ne pouvant pas s’échapper, il ne reste plus qu’à sauver sa peau provisoirement en collaborant.6
Pour ne pas terminer dans les décombres du restaurant de la tour nord du World Trade Center à la place de Larry Silverstein, autant essayer de participer au montage et se rendre vite là où ça se passe (à sa loge la plus proche ou à la synagogue, selon la qualité du sang de sa mère, en essayant d’y monter vite en grade et d’être au courant pour les 11 septembre ou 13 novembre) et où on peut avoir un rôle, même minime, quitte à avoir aussi à crier avec les autres lors des « deux minutes de la haine » contre Oussama Ben Laden, à bord de son 4×4, en faisant semblant de croire au montage ! Mais en tout cas, plutôt que de faire la révolution, soumettez-vous.
Le deuxième message subliminal, après avoir expliqué aux éveillés qu’ils ne peuvent rien faire contre la force des agents du Pouvoir, consiste à discréditer les chercheurs de vérités. Ceci fonctionne à deux niveaux.
Discrédit sur les chercheurs de vérités par association avec du farfelu
Le premier, consiste à établir un syllogisme latent dans l’esprit des gens pour discréditer les pages troublantes où Kamel Nasir (le blogueur qui vient en aide au ‘couple’ de fuyards) dénonce le complot du 11 septembre. Ainsi, lors de la grande et classique scène de révélation finale, lorsque le richissime méchant se sait avoir gagné et peut faire plaisir à son narcissisme en révélant tous ses stratagèmes, chaque élément surnaturel survenu jusqu’ici est expliqué rationnellement. Ainsi, toute la tension créée par les aspects magiques et ésotériques apparus au court du récit, tombe alors. Il n y’a plus de zones d’ombre, tout est rétabli dans une logique rassurante.
Si les pages du blogueur, qui défendent évidemment la thèse de la manipulation interne (inside job) à l’exception de toute autre, ne sont jamais réfutées, elles, car ne pouvant l’être7, Chattam réussit à les faire s’écrouler dès lors que le lecteur les fait chuter mentalement en même temps que le surnaturel est expliqué. Ainsi, comme tout ce qui semblait bizarre devient compréhensible, toutes les explications de Kamel Nasir – cet arabe qui doit essayer de nous embrouiller pour défendre ses coréligionnaires, cet idiot utile des terroristes qui les dédouane pour défendre les Musulmans et s’égare en route en délirant sur le Nouvel Ordre Mondial – doivent aussi avoir leur explication rationnelle, quelque part. Chattam n’a rien réfuté, mais comme c’était présenté dans un cadre ludique chancelant puis remis sur ses pieds, cette partie-là du discours aussi doit être bien debout, même si je lis ou vois des choses qui semblent plus que louches dans tout ça… Chattam laisse au lecteur un syllogisme ouvert et latent :
- Si des éléments troublants de nature surnaturelle ont été finalement expliqués et l’ont rassuré
- S’il y a bien des éléments troublants de nature politique dans le livre qui restent ouverts
- Alors, bien que je ne le fasse pas ici, tous les éléments troublants de nature politique doivent être aussi explicables de manière aussi apaisante que les premiers.
Comme si Chattam nous chuchotait à l’oreille : « rendors-toi, lecteur, tu as eu peur, mais tout va bien, c’était rigolo, hein ? Je t’ai bien eu. (Le 11 septembre 2001, c’est Ben Ladeeeeen) ».
Et de même pour la dénonciation du Nouvel Ordre Mondial. La mise en place d’une dictature mondiale au profit d’une élite transnationale a un principe explicatif logique et simple, des noms, des endroits, quelque chose de rationnel et même des justifications théoriques valables qu’on peut justifier et défendre via des philosophes qui partent d’une anthropologie sceptique et confèrent la direction du/des peuple(s) à une élite d’autant plus efficace qu’elle est cachée, et ce pour le bien même des peuples manipulés… Mais en présentant cet ordre mondial de manière grotesque, Chattam contribue à nuire à cette thèse. En faisant semblant de la révéler, il la combat en la défendant mal, comme le font les idiots utiles qui mélangent des propos rationnels pouvant faire universellement réfléchir leur lecteur, avec des éléments surnaturels qui requièrent de la foi de la part, saut qualitatif qui nuit rétrospectivement au premier pan. Or, se tromper d’interprétation sur les faits, se tromper de chaine causale dans lesquels ils sont pris, sans que cela n’invalide les faits eux-mêmes : que la chute des trois tours du CCM soit une démolition contrôlée doublée d’une arnaque à l’assurance, peut s’insérer dans un projet sioniste de plus grande envergure ; ce projet peut aller de pair avec des visions géostratégiques non-juives mais pro-impérialistes américaines ; les juifs et les impérialistes sont peut-être les jouets d’extraterrestres qui les terrorisent et les manipulent ; d’ailleurs, les anciens dieux sont peut-être des extraterrestres qui reviendront un jour ; ces extraterrestres sont peut-être manipulés par un Dieu de niveau supérieur qui est en guerre contre les Dieux d’autres réalités où 1+1=3 ; etc. N’empêche que, même si je pars dans une série de conjonctures non-réfutables, il s’avère vrai, absolument, que les tours ne pouvaient s’écrouler. Il faut savoir faire la part des choses, mais le lecteur déjà étonné par les points techniques soulevés les verra solidaires de l’interprétation générale dans laquelle ils sont pris, dès lors qu’ils sont tenus par la même personne, n’ayant pas la précaution de les séparer, et jetteront le bébé avec l’eau du bain.
Ainsi, en mélangeant le vrai et le faux, Maxime Chattam, nuit donc au vrai par association. Sans avoir réfuté le vrai, il peut donc le rendre plus que douteux en l’associant à du grotesque : qui croira que les événements troublants de l’Histoire soient manipulés par des multimilliardaires qui s’ennuient et se lancent des défis comme dans une grande partie d’échecs ludique ? Si tout était un gag, les parties véridiques et troublantes doivent aussi être un gag. Ouf, continuons de regarder TF1. Maxime Chattam n’est donc pas un écrivain qui a pu passer quelques messages d’alerte dans son livre, mais un agent du Pouvoir qui a joué son rôle de kapo en nuisant aux chercheurs de vérité.
Non-évocation (ostentatoire) des sionistes et des francs-maçons
Mais, surtout, il le fait de manière à ne jamais citer clairement la thèse d’un complot judéo-franc-maçon. Son personnage s’appelle Yael. Certes, il peut s’agir d’un prénom breton, mais le prénom évoque plutôt le monde hébreu. Dans son inconscient, le lecteur suit donc les traces d’une jeune juive innocente, aidée par un agent canadien qui a tout de l’Anglo-Saxon Blanc Protestant, et qui est le jouet de vilains financiers et banquiers suisses, qui eux-mêmes manipulent le monde en essayant de trouver des coïncidences numériques dans les faits, pour s’amuser. Même lorsqu’il est question d’ésotérisme et d’« ombres » qui dirigent le monde, pas une trace de chevaliers Kadosh qui jouent avec l’ésotérisme (et pire) pour mieux se faire manipuler dans des affaires sérieuses, pas une trace du Mossad ou de la Kabbale : dans l’histoire principale l’ACR ou le BFI ne sont jamais cités, pas plus qu’aucune agence secrète étatique, ni mafia, ni rien – nous n’avons que des gens riches qui manipulent l’Histoire, par caprice. Il n’y a pas non plus de groupe religieux fanatique qui suit un texte messianique vieux de quelques millénaires. La thèse de l’Etat profond, est assumée par les seuls passages du blogueur Kamel Nasir, qui ne font pas partie de l’intrigue.
Pourtant, au lieu d’inventer despales banquiers suisses, un propriétaire des tours, Larry Silverstein, proche de Netanyahou, juif sioniste, qui échappe miraculeusement à la mort en ne se rendant pas dans les tours le jour de leur démolition, celui qui a pu reconstruire une tour flambant neuve au lieu de deux tours obsolètes et véritable gouffre financier, celui qui a racheté les tours quelques mois avant et les a fait réassurer en juillet 2001, celui qui sort grand gagnant de toute l’opération, c’est autrement plus romanesque que la plate fiction de M. Chattam, non ? Il existe une fiction qui permet de dire le réel et une autre qui permet de le cacher… Il en est de même des dénonciations de Kamel Nasir qui n’attaquent jamais que l’administration Bush et dénoncent une tentative de coup d’Etat afin de mener une guerre au Moyen Orient (pour les ressources naturelles, évidemment ; mais pourquoi ne pas envahir le Venezuela alors, plutôt plus proche et plus manipulable dès lors qu’il se situe dans la sphère d’influence nord-américaine et loin de la Russie ou de la Chine ?). Or il faut bien voir à quoi sert la thèse de la manipulation interne (“inside job”) : à créer une deuxième couverture sur l’implication du Mossad et des colons juifs installés en Palestine, c’est-à-dire offrir un complice de faible niveau à la foule voyant bien que la manipulation ne tient pas tant elle est grotesque et mal ficelée, pour mieux cacher les vrais cerveaux de tout cela.
Bref, une fois la lecture de ce divertissement mystificateur terminée, vite lu, vite oublié, il vaut mieux en tirer les conclusions opposées : foutu pour foutu, il vaut mieux avoir sauvé son honneur en luttant honnêtement contre le mensonge, car non seulement c’est un mauvais calcul de croire qu’on peut s’en sortir en étant un esclave volontaire (l’esclave finit toujours sacrifié), mais même si on s’en sortait en vivant comme des lâches et des animaux, il vaut mieux être défait en homme libre.
Qu’on soit croyant ou pas, le personnage de Jésus, mis en croix par les autorités juives de l’époque avec la complicité des Romains (le joujou George W. Bush-Pilate), même s’il n’est pas ressuscité physiquement mais dont les évangélistes ont dessiné un personnage immortel dont la noblesse et les enseignements arrivent encore à énerver les maîtres du mensonge et les crapules en tous genre, peut nous servir de modèle. S’il ne reste qu’une seule chose à sauver, c’est notre fierté et c’est tout ce qui compte, nos infimes vies devraient-elles tomber (physiquement ou socialement) encore plus facilement qu’une tour. En tout cas, c’est raté ici avec ce livre : il n’aura ni notre haine ni notre intelligence.
Photo d’entête : « Deleuze : liquide… » par Ridha Dhib
Notes
- Or, même la fiction la plus légère dit toujours des choses, même s’il ne s’agit que de passer quelques messages via des éléments secondaires du point de vue de l’intrigue. ↩︎
- Le Patriot Act est tout de même passé grâce à cette opération. ↩︎
- Le livre tombant désespérément à un chapitre en 2025 lorsque la puce RFID est dans son propre corps et qu’on peut lire ses pensées. Sauf, bien sûr s’il entre dans le plan que l’individu suivi commette un attentat et qu’on ait même son passeport à jeter pas loin pour que la police le retrouve fortuitement… Il faudra tout de même que les autorités trouvent de bons sophistes pour nous expliquer comment ils ont des outils infaillibles et en même temps, à chaque attentat une série de pas de chances, ooooh, fait en sorte que le groupe leur échappe avant de commettre son forfait. ↩︎
- Il reste possible de se faire inutile, tout en montrant qu’on n’est pas dangereux en se rendant à tous les serments officiels, être Charlie avec zèle, ou à se faire fou : l’asile, qu’on s’y condamne soi-même – technique Hamlet – ou que les autorités vous décrètent tels – façon URSS – cela reste la branche un rien humaine à l’alternative dont l’autre branche et le procès politique infamant et la peine de mort. ↩︎
- Option qu’ont préféré John Galt et les entrepreneurs dans Atlas Shrugged d’Ayn Rand. ↩︎
- 1984, laisse lui aussi cette impression, dès lors que Winston finit par aimer Grand Frère. Mais la fin de 1984 est surtout de l’ordre à donner la rage au lecteur, à créer en lui les conditions émotionnelles d’une rébellion, car tout ce que le roman dit est vrai puisqu’il dénonce les conditions de mise en place d’une dictature totalitaire. ↩︎
- En gros, je ne me souviens plus du détail. ↩︎