I. Si on dégorgeait le mot “manifestation”, on trouverait un joyeux rassemblement de potes de bar, venus siroter en leur for intérieur le doux plaisir de s’imaginer être Sartre et Achille en un même moment sans avoir ni écrit L’être et le néant1 ni risqué sa vie, lorsqu’ils ne sont rien d’autre que des marcheurs ânonnant des slogans fournis par quelques membres de l’élite éclairée présents, en n’ayant pas d’autre possibilité d’exister que comme membre d’une masse.
Ambroisie pour amibes.

Qu’est-ce (τι εστι) qu’une manifestation ?, cette bonne copine Manif’ qu’aiment à évoquer les gens de gauche, sinon un grand rassemblement où une minorité membre de la point de la pyramide de Kandinsky, l’élite, la conscience faite corps et cerveaux, sinon la cervelle d’un corps social (fictif), mène sa base et quelques banderoles derrière elle, une masse de gens aux motivations variées, plus ou moins réunie par l’envie de jouer à la citoyenneté active ?

II. Si on dégorgeait le mot “manifestation”, on trouverait l’âme française de ces quarante dernières années. Allez vous montrer, coqs braillards à la cocarde tricolore, vous êtes un joli folklore, fleuron de l’exception culturelle française à faire protéger par l’UNESCO. Vous feriez mieux de garder vos couleurs, vos chants et votre énergie pour la Ligue des Champions, ce soir.2 Cet humble enthousiasme est plus à notre hauteur. On y vient avec un projet commun (voir la victoire de l’équipe qu’on supporte et/ou voir un beau spectacle indépendamment du résultat) et sur la base d’un accord minimal (le même amour d’un football et éventuellement de la même équipe). On reviendra peut-être frustrés si le match n’était pas bon, mais la probabilité en est faible. Les manifestants, eux, du moins pour ceux qui vont défiler en croyant vraiment à ce qu’ils font et ne sont pas là pour jouer aux citoyens et épater la galerie qu’ils veulent séduire, reviendront vaincus, car même s’ils arrivent à faire reculer le gouvernement, ils ne seront jamais qu’un ramassis d’Erostrate anonymes sans contre-projet. Ils n’auront rien fait qu’une œuvre d’opposants (alors que leur leader socialiste est au pouvoir !) voire de conservateurs.3

Lorsque nous4 avons fait masse, voire corps, en étant Charlie ou revendiquant notre amour pour notre mode de vie, ces manifestations identitaires étaient belles puisque nous n’avions pas d’autre projet que de montrer ça à la face des tueurs : que notre seul accord nécessaire était de vivre en bonne intelligence les uns avec ou à côté des autres, même si nous ne nous ressemblons en rien, et de refuser le despotisme éclairé d’un modèle auquel nous devrions tous nous conformer.

Ici, ce tas d’écocitoyens dopés par la société du spectacle, ce conglomérat de frustrations impuissantes et pleurnichardes, ce ramassis de refuseurs, ne m’évoque qu’un rictus en passant. Battez le pavé, va, comme un mari vaincu se vengeant sur sa femme, vous n’êtes capables de rien d’autre.

III. Si on dégorgeait le mot “manifestation”, on trouverait aussi les mots “mobilisation”, “rassemblement”, “attroupement”, “transhumance”, “masse”, “happening”, “affichage”, “performance”, “réunion”, “spectacle”, “marche”, “théâtre” ou “fête”, de quoi en parler. Ce sont d’ailleurs deux amis qui se chamaillent sur Internet pour savoir si cette “agape de gôche” (voire cette “marche de marioles”) à laquelle ils viennent de participer  aujourd’hui, à M*, était un “rassemblement” qui est devenue une “manifestation” ou si c’était une “manifestation” depuis le début. Les regardant développer cette querelle définitionnelle, je me mets en marge, puisque, justement, avec quelques sophistes grecs5, Aristote6, Diogène7 ou Michel Foucault8, nous attendons la soirée écranplasmique HD où la horde de communicants fascistes-platoniciens experts ès-éléments de langage et décryptage de « messages » populaires, va lutter pour imposer un étiquetage des événements. Et donc, nous nous demandions, tout ce beau monde autour de moi rassemblé, s’il fallait vraiment que, localement et nationalement, un seul terme l’emporte ou si, après tout, un “fait” social ne devait pas rester équivoque par principe, vu qu’il n’y a pas de conscience collective subsumant, hypostasiant ou quintessençant, les intentions de chaque individu présent, aux motivations ‘réelles’9 pas toujours si politiques (et encore moins informées). On pensait demander son avis à Max Weber et sa verstehenden Soziologie mais cet enfoiré avait coupé son téléphone pour regarder Ajaccio-OM et Chelsea-PSG tranquille ! En attendant, on regardait donc les deux jouteurs débattre en plissant des yeux face à ce louche besoin de donner un nom forcément réducteur à une réalité qui est vue différemment par les acteurs sociaux y participant, et qui déborde donc, cette réalité, tout étiquetage univoque.

Elargissement. Comment échapper à cet usage « fasciste » du langage (comme aurait dit le bon vieux Roland Barthes), cette guerre où des guides d’une avant-garde (léniniste) (souvent autoproclamée) du peuple jouent des coudes avec les sophistes du marketing politicien et des « éléments de langage » pour imposer leur vocabulaire ? Ne faut-il pas définitivement se méfier des (r)accoleurs de sens comme des déchiffreurs de messages ? N’est-il pas plus sage de demander à Platon de boire la ciguë ou d’accepter que les Informes dont traitent les sciences humaines aient plusieurs Idées et noms en même temps ? Que ce qui a un nom sur une séquence historique ait aussi, en même temps10, un autre nom sur une échelle de temps plus grande ? Que ce qui a un nom actuellement devienne aussi, dans le futur, autre chose, comme lorsque Tomas et Teresa, dans L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, prennent des photos de la révolution comme un témoignage permettant de l’aider en la faisant connaître à l’étranger, et que ces photos deviennent des actes de délation, rétrospectivement, une fois qu’elles sont utilisées par la police russe…
Ce faisant, ce compagnonnage avec les sophistes ne nous mène-t-il pas trop loin ?

Notes

  1. Juste avoir été un grain de néant collé aux autres dans une jolie fresque de poussières de rien. ↩︎
  2. Texte écrit un 9 mars 2016, jour de grève de la SNCF, de mobilisation générale et de FC Chelsea – PSG (match aller : 2-1) en huitième de finale de la Ligue des Champions ↩︎
  3. Seraient-ils assez forts pour être révolutionnaires, ils verraient vite qu’un pouvoir pris par la force doit régner par la force, et que la force se retourne aussi, très vite, contre ceux qui y ont participé. Enfin, n’allons pas trop loin, les manifestants français n’ont pas cette trempe. Des geignards défendants des acquis sociaux, ça fait loin d’être des soldats prêts à mourir pour renverser un régime… ↩︎
  4. Nous, Français, attaqués via leur capitale, mais surtout, bien au-delà de Français, hommes libres et défenseurs, même sourdement, du système de la démocratie libérale – à défaut d’être tous libéraux. ↩︎
  5. Protagoras, Gorgias et Héraclite ? ↩︎
  6. Pour ses fameux « x se dit en y sens différents »… ↩︎
  7. Pour l’aspect moqueur et son fameux poulet-homme qu’il apporta à l’Académie afin de moquer Socrate. ↩︎
  8. D’une part, parce que c’est la mode et d’autre part, parce qu’il faut le suivre lorsqu’il nous rappelle par ses écrits de rester vigilant face aux tentatives de nommer, classer, ranger les choses. Le peuple, comme un fou, n’a pas de parole propre, pas d’œuvre… il doit fuir les médecins-politiciens et manipulateurs de mots qui prétendent − Pierre Bourdieu le premier − parler pour lui ! ↩︎
  9. On pressent le problème méthodologique. ↩︎
  10. Et sous le même rapport ? ↩︎

Photo d’entête : “La vie est une manif, la france est une vitre, et moi un pavé ». Paris, rue Denoyer, 2014” par Denis Bocquet

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