Etrange livre que ce recueil de textes de Friedrich Engels réunis par la maison d’édition le Temps des Cerises. Il est tout d’abord censé s’ouvrir par une présentation de Michel Pigenet, qui ne parle des textes en question uniquement sur une quinzaine de pages, l’auteur ayant préféré refourguer ensuite, sur une trentaine d’autres, une sorte d’article1, où il nous apprend qu’Engels a eu raison de traiter du sujet de la violence, dès lors que le pouvoir s’est toujours battu pour le garder. Et que la gauche c’était mieux avant. En gros. Rien n’est faux dans tout ce qui est dit ici, mais la fresque est tellement large qu’on n’en voit pas vraiment l’intérêt. Et puis ses catégories sont datées et son analyse perd l’essentiel : face à l’idée révolutionnaire, au coup de force, à la « doctrine du choc », un autre mode opératoire a fini par triompher à la fin du XXe siècle, fondé sur la patience, le secret initiatiques et les réseaux oligarchiques obscurs, qui a fini par unifier capitalisme et communisme (ou capitalisme bancaire et capitalisme d’Etat, si on veut) en une grande dialectique dont la Chine de Deng Xiaoping serait le laboratoire et l’aboutissement après des années de Guerre Froide. Ou la victoire posthume de Sidney Webb sur Lénine, pour peu que l’un et l’autre n’aient pas eu les mêmes « supérieurs invisibles », quelque part, qu’ils l’aient su ou non. Engels semble même l’avoir pressenti, étant à sa façon bien plus affûté que son commentateur, ici trop occupé à débiter son canevas un peu simpliste.
Ainsi, passons un peu rapidement sur les articles concernant les journées de juin 1848, qui auraient gagné à être mieux introduits et qui auraient pu être accompagnés d’un plan de Paris de l’époque nous permettant de suivre la narration des combats avec plus d’exactitude que notre visualisation du Paris du début du XXIème siècle. On est en 1850 et les deux compères semblent tout juste tirer les conséquences de l’arnaque républicaine. Après le coup d’Etat bourgeois de 1789 (sa libéralisation de l’économie, son enrôlement de masse dans l’Armée et sa Terreur pour terminer sur un Empire franc-maçon…), le deuxième retournement du bourgeois contre le prolétaire en ce printemps (coloré ?) des peuples de 1848, semble de trop. Après s’en être servi pour reprendre le pouvoir à la noblesse, le bourgeois ne fera donc jamais rien d’autre que de maintenir le prolétaire – le quatrième état – dans ses fers et, dans une sorte de burkéeisme honteux, Marx comprenant parfaitement que le noble arrêté par son honneur et le prêtre arrêté par son Dieu, sont infiniment plus respectables comme maîtres que la crapule matérialiste ayant voué son âme au monde, il refuse pourtant toute réaction et pousse la logique jusqu’au bout : le prolétariat assumera la dictature avant d’être la classe élue qui mettra fin à l’Histoire de la violence. Donc, en attendant, tous au fusil, camarades ? Ce n’est pas si simple.
Après une adresse assez inintéressante du Comité central à la Ligue des communistes qui rappelle que le petit-bourgeois est un traitre et le prolétaire un cocu du bourgeois, nous arrivons au texte qui promet d’être central, sur le rôle de la violence dans l’Histoire, de 1878. Or, il s’agit non seulement d’un extrait de L’Anti-Dühring mais, même si Engels rappelle dans son texte les thèses de Dühring, en l’absence d’appareil critique conséquent, le dialogue est assez peu captivant. De plus, on passe de manière abrupte de considérations pratiques sur la guérilla et la tenue d’un parti politique, à des considérations éthérées, très allemandes, qui perdent toutes saveurs après l’épice de l’action. Les robinsonnades de Dühring sont pénibles – Engels s’excuse d’y répondre – et la lecture assez fastidieuse, de sorte qu’on arrive péniblement à la page 158, avec l’impression d’être toujours à l’apéritif de la question.
Néanmoins un passage m’a marqué lorsqu’Engels dit qu’« en général la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence » [p. 122] et qu’il explique que l’esclavage n’a pas été aboli par la révolte “spartakiste” mais quand le modèle économique était supplanté par un autre [p. 121]2. La violence n’est donc pas une contre-violence légitime à une violence originelle et la lutte armée n’est pas le bon moyen de dépasser un état inégalitaire.
Tout cela se précise dans le dernier texte, l’introduction aux Luttes des classes en France, datant de 1895 et qui constitue le « “testament politique” de son auteur » [p. 18], seul texte introduit par deux pages d’appareil critique, seul texte qui semble donc vraiment compter, finalement. Page 195, il était temps… Dans ce texte, Engels revient très honnêtement sur l’impossibilité technique du coup de force, parce que la ville a été repensée pour le rendre impossible, que l’armement des forces bourgeoises est trop évolué pour qu’on puisse y répondre comme en 1848, et que même si les hommes se battent bien et sont unis (ce qui n’est pas évident car la police sait diviser et infiltrer) le camp opposé a trop d’avantages pour que cela vaille la peine d’être tenté :
La rébellion d’ancien style, le combat sur les barricades, qui, jusqu’à 1848, avait partout été décisif, était considérablement dépassé.
P. 219
Au contraire, Engels défend la tactique de l’entrisme patient dans les institutions par le biais du vote, et rend vigilant contre toute provocation bourgeoise ou incitation à reprendre le pavé, dès que la bourgeoisie a besoin de prétexte pour durcir une législation3. Plutôt que tomber dans ce piège, Engels prend un autre modèle, celui des chrétiens.
Il y a maintenant presque exactement mille six cents ans que dans l’Empire romain sévissait également un dangereux parti révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l’Etat. […] Mais depuis assez longtemps déjà il se croyait assez fort pour paraître au grand jour. Ce parti révolutionnaire était connu sous le nom de chrétien avait aussi sa représentation dans l’armée. [… L’empereur Dioclétien] intervint énergiquement, car il en était encore temps. Il promulgua une loi contre les socialistes, je voulais dire une loi contre les chrétiens. […] Cette loi d’exception resta elle aussi sans effet. […] Celui-ci se vengea par la grande persécution de l’année 303 de notre ère. Ce fut la dernière du genre. Et elle fut si efficace que dix-sept années plus tard, l’armée était composée en majeure partie de chrétiens et que le nouvel autocrate de l’Empire romain qui succéda à Dioclétien, Constantin, (…) proclamait le christianisme religion de l’Etat.
P. 232-233 (et dernières pages)
Le livre termine sur ces mots. Non pas le messianisme humaniste du prolétariat (aujourd’hui disparu en Occident) ayant pour tâche de terminer l’Histoire, mais l’universalisme et l’égalitarisme des Evangiles. Plus qu’un aveu de la part de l’industriel anglais, un message pour le gilet jaune qui s’est fait nasser dans les rues de Paris, flashballé, caricaturé dans les media quand lui se soulevait une fois qu’il avait compris l’arnaque technototalitaire et oligarchique de la transition écologique (qu’on lui demanderait encore de payer après qu’il a sauvé les banques et la finance en 2008). Un espoir pour tous les éveillés qui ont compris l’arnaque covidienne que l’hyperbourgeoisie utilise pour le liquider physiquement et ne garder plus que quelques amuseurs et réparateurs de machines, dans un Nouvel Ordre Mondial, la république universelle rêvée par les bourgeois du XVIIIème siècle et – apparemment – techniquement réalisable aujourd’hui, où peu auront le droit d’exister (sauvetage de la planète oblige). Jésus est vivant, même si on brûle ses églises et tente de détruire sa civilisation depuis deux siècles. L’Armée ne se laissera pas corrompre au point de tirer sur le peuple asservi – quelque chose de l’ancienne noblesse n’est pas mort, en elle. Le Royaume de France est plus grand que le banquier et les maîtres qui l’ont imposé pour liquider la France. Le Royaume de Dieu est plus fort que celui de Lucifer. Anarchasis Cloots et Sidney Webb perdront, tous comme les rêves prométhéens de Lénine ont implosé. Il y aura peut-être des martyrs, mais il y aura la victoire. Socrate, Jésus et Gandhi nous épaulent d’où ils sont. Le rôle de la violence, c’est peut-être juste de réveiller la conviction et le courage.
Bonus : réactualisons un peu Engels
[…] ces bourgeois abattent les ouvriers comme des animaux sauvages. Dans les rangs de la garde nationale, à l’Assemblée nationale, pas un mot de compassion, de conciliation, pas de sentimentalité d’aucune sorte, mais bien une haine qui éclate avec violence, une fureur froide contre les ouvriers insurgés. La bourgeoisie mène avec une claire conscience une guerre d’extermination contre eux.
Pourrait donner :
… ces bourgeois mutilent les gilets jaunes comme des animaux sauvages. Lallement a choisi son camp. Dans les rangs de la garde nationale, à l’Assemblée nationale, pas un mot de compassion, de conciliation, pas de sentimentalité d’aucune sorte. Schiappa la féministe les déteste ; Traoré la racialiste noir les insulte ; Zemmour, (Luc) Ferry, Cohn-Bendit, E. Lévy, B.H. Lévy, Cohen, Cymes, Finkielkraut ou tout le reste de la tribu, les racialistes juifs, les combattent ; les écologistes en ont peur, qui préfèrent les manifestations « cling cling » à vélo et jouer les rebelles en se coulant dans les plans pseudo-climatiques de Soros et Klaus Schwab, façon pour eux de jouer le théâtre de la rébellion tout en permettant aux technototalitaristes prométhéens de se réinventer pour les 40 prochaines années ; Macron ironise, parle, renvoie la balle à Hanouna qui la transmet aux media oligarchiques. Une haine sourde, souriante, très drôle sur France Inter, très citoyenne sur France Culture transpire de tout cela, qui éclate avec la violence des rires et de la dérision, une fureur froide contre le peuple insurgé. La bourgeoisie, tant de droiche que de gaute, mène avec une claire conscience une guerre d’extermination contre eux, les emprisonne et s’apprête à les empoisonner pour leur sauver la vie d’une méchante grippe sortie d’un laboratoire chinois.
Photo d’entête : “Jesus whipped” par Harvey K
Notes
- Probablement refusé au Monde diplomatique. ↩︎
- Il en est de même pour les droits de femmes, qui ont été obtenus parce que leurs maris étaient liquidés par les bourgeoisies dans leurs guerres nationl(ist)es et non pas par lutte politique. Lorsque le pouvoir a besoin des femmes, il les met bien en avant et les flatte ; les féministes un peu trop arrogantes d’aujourd’hui devraient tout de même arriver à le comprendre, et se demander quel rôle de cocues on leur fait jouer dans la société du spectacle, post-industrielle… ↩︎
- Le prolétaire de Boulogne-Billancourt aurait dû se demander pourquoi l’étudiant jouisseur social-libéral juif de la Sorbonne aurait aussi dû se méfier du piège qui mènera à la liquidation des anciennes institutions solides qui bloquaient le monde post-industriel (Parti Communiste, Eglise catholique et l’Armée). ↩︎