Parmi les quelques personnages rencontrés lors de mes investigations, que j’ai appelé les “faussaires aventuriers”, se trouve – outre Dimitrije Mitrinović – Rudolf Steiner.

Communs à ces “faussaires aventuriers”, c’est qu’ils semblent être des personnages falsifiés venus de nulle part et probablement pris en main par des sociétés secrètes et ésotériques, les pilotant et écrivant certainement pour eux afin qu’ils jouent un rôle dans leur société-hôte. Ainsi, il est étonnant de les voir réaliser tant de projets sans avoir apparemment de quoi les financer ou de les voir déployer tant de savoirs sans qu’on leur connaisse de longues heures d’études. Le cas Steiner est un peu différent. Son hagiographie rédigée par Johannes Hemleben, en 19631, présente le petit Rudolf (d’après l’unique témoignage de celui-ci dans son autobiographie et quelques notes autobiographiques) comme un garçon brillant, qui a la chance de rencontrer des maîtres et professeurs qui stimulent son génie précoce. Il lit notamment la Critique de la Raison pure à 14 ans, en cachette2, et développe dès l’âge de 7 ans des dons de clairvoyance et une faculté de voir les défunts …avec l’intelligence et la maturité de n’en parler qu’en 1913, à 49 ans. C’est, écrira-t-il bien plus tard dans des notes autobiographiques3, que « dans la famille, le garçon n’avait personne à qui en parler, car s’il avait rapporté l’événement, il lui aurait fallu entendre les mots les plus durs en réaction à de telles élucubrations. » Pauvre enfant qui n’avait pas de mère aimante écoutant même ses délires juvéniles et pouvant l’emmener chez un prêtre, un psychanalyste viennois4, ni un pédopsychiatre capable de le comprendre ou de le raisonner5 et qui préfère vivre en voyant les morts, sans en dire plus : combien en voit-il, à quelle fréquence, peuvent-ils le toucher ?, etc. De même, alors que « l’invisible devenait visible à son âme[, et que] “le jeune garçon [écrit Steiner (?) à la troisième personne] vécut à partir de ce moment avec les esprits de la nature, que l’on peut tout particulièrement observer [près de Vienne], avec les être actifs derrière les choses, comme il laissait agir sur lui-même le monde extérieur », il poursuit des études et mène une vie comme n’importe quel individu qui, bêtement, ne voit ni mort ni l’invisible. « C’est un signe de sa santé et de sa force d’âme qu’il ait trouvé la force de se taire et d’élaborer lui-même en silence ses expériences »6, note l’hagiographe que rien ne trouble. Puis Steiner fait des études à Vienne et rencontre notamment Felix Koguzki (1833-1909), un cueilleur de plante médicinale7 ou un certain “M”, comme il le dira à Edouard Schuré à Barr, à qui il peut révéler ses dons.

Il faut faire ici un arrêt en établissant un parallèle avec Jakob Böhme (1575-1624), un des grands inspirateurs de la philosophie idéaliste allemande du XIXème siècle et notamment Hegel. En effet,

Boehme n’est pas un savant, un dialecticien, ni même un chercheur désintéressé. Fils de paysans, il a commencé par garder les bestiaux. Puis il est devenu cordonnier à Goerlitz [près de Dresde et de la frontière avec la Pologne]. […] Tout son souci était, nous dit-il, de chercher dans le cœur de Dieu un abri contre la colère divine et contre la méchanceté du Diable. Il a écrit : son œuvre est même considérable. Mais à quelle source a-t-il puisé ? Il n’a lu ni les classiques ni les scolastiques ; il ne connait pas les mystiques et les théosophes. Et même ce qu’il sait, il le doit avant tout, nous dit-il, à des révélations personnelles et surnaturelles. Quatre fois la lumière céleste lui est apparue ; il a vu tantôt le Christ, tantôt la Vierge ; et en quelques instants, il en a plus appris que s’il avait pendant des années fréquenté les écoles. En tête de chacun de ses ouvrages on lit : geschrieben nach goeilicher Erleuchung ; écrit en vertu d’une illumination divine.

Emile Boutroux, Jacob Bœhme (1575-1624), 4-5

Or,

selon [Gerhard] Wehr [dans sa présentation des Cahiers de l’hermétisme consacrés à l’auteur, en 1977], Boehme a rencontré très jeune un personnage qui lui aurait prédit ses illuminations. C’est un classique des Rose-Croix. [René] Guénon écrit que “la rencontre d’un personnage mystérieux est un fait parfaitement positif et non pas simplement un signe” et, pour Jean Reyor, “des récits de telles rencontres sont nombreux dans la littérature rosicrucienne”.

Alain Pascal, Les sources occultes de la philosophie moderne. De la gnose à la théosophie, 228

Avant Jakob Böhme, le personnage falsifié dont celui-ci est le nouvel avatar, se trouve Christian Rosenkreutz dont les scénaristes germanophones8 ont écrit sur le même canevas.

Mais contrairement à Böhme qui s’en va rencontrer tous ses fidèles dans le monde germanophone où il devient rapidement un best-seller dans l’aristocratie et les milieux rosicruciens, Steiner ne fait rien de ses dons innés et va à l’université. Il y travaille spécifiquement sur Goethe. Celui-ci fut Franc-maçon, alchimiste auteur d’un Faust, dont le personnage éponyme fut lui-même mythe ou personnage falsifié (comme Dracula) et devenu allégorie de l’alchimiste vouant son âme au Diable ou à Lucifer, capable de lui révéler les secrets de la Nature devenue Dieu dans une approche, alchimique et gnostique (et peut-être kabbalistique). On peut penser que Steiner est entré dans des réseaux que les biographies officielles ne mentionnent pas9 et que peu à peu il y monte en grade et y rencontre des frères eux aussi dans la filiation de Goethe, Hegel ou Nietzsche.

Editeur de certaines œuvres de Goethe, on le retrouve à Berlin à acheter un magazine littéraire publié dès l’année de la mort de Goethe en 1832 (le hasard n’existe pas, prétend Spinoza), avec un argent dont on ne sait pas d’où il provient puisque Steiner a publié deux livres de philosophie qui ne doivent pas lui apporter la fortune, et dont le contrat l’oblige à garder comme co-directeur Otto Erich Hartleben (1864-1905)10, le dramaturge qui a écrit plusieurs pièces, traduit Pierrot lunaire et publié un bréviaire de textes de Goethe11. Et ils font du Magazin für Litteratur l’organe de la « Libre Société littéraire », rivale révolutionnaire de la traditionaliste « Société littéraire ». Pourtant Steiner n’a jamais manifesté aucune idée progressiste jusqu’ici, mêlant un peu tout, alchimie, mystique, matérialisme, individualisme, avec le seul Catholicisme comme adversaire connu12, comme en témoigne l’épisode où il discute avec un éminent Catholique, le professeur Neumann, et sent « un troisième [être] », personnification du dogme catholique, qui telle une menace, visible pour l’œil spirituel, se montrait et […sermonnait le professeur] quand la subtile logique de l’érudit acquiesçait par trop mes paroles. »13 La Franc-maçonnerie allemande a des projets pour lui, assurément. Il se marie aussi (mais ne divorcera pas, sa première femme ayant eu le bon goût de mourir simplement), éduque un enfant ‘handicapé’, monte une pièce de théâtre, et donne aussi des conférences à l’association scientifique « Giordano Bruno »14, au passage, avant tout cela, il y a tant à dire que l’exceptionnel est le banal chez cet homme.

C’est au début du XXe siècle qu’il devient ouvertement Franc-maçon, est appelé par « l’obédience maçonnique de l’Ordre Memphis-Misraïm, sous l’égide de John Yarker » et qu’il reçoit de Theodor Reuss, représentant Yarker en Allemagne, une patente pour fonder à Berlin un chapitre et grand conseil de Memphis-Misraïm sous le titre distinctif de « Mystica Aeterna ». Steiner est appointé député grand maître avec juridiction sur les membres, mais serait entré en conflit avec Reuss jusqu’à reprendre son indépendance et former son propre Rite la « Franc-maçonnerie ésotérique », à laquelle Édouard Schuré aurait probablement été initié.

A partir de ces années Rudolf Steiner, devient un polymathe étonnant, sorte d’Alekseï Stakhanov de la pensée qui finit par écrire 50 livres et donner pas moins de 6000 conférences, dont seules 3000 nous sont parvenues grâce aux notes sténographiques de membres de l’assistance, et sur des sujets allant de la gnose à la médecine, en passant par les relations internationales, la vie des abeilles, la pédagogie, la sociologie, l’agriculture bio-dynamique, l’exégèse biblique, jusqu’à être architecte à ses heures perdues pour la construction du premier puis du second Goetheanum, près de Bâle.

Or, si on refait le parallèle avec Böhme, celui-ci, après avoir eu ses rencontres et visions, « s’en confie à Martin Moller, le premier pasteur de Gorlitz », « calviniste “adhérant en secret au mouvement des rose-croix” (Gerhard Wehr, op. cit.) ; il est donc probable que ce soit par ce pasteur calviniste que Boehme ait été initié au rosicrucisme. »15

Aux côtés du petit cordonnier Böhme, se trouvaient, outre Martin Moller, le pasteur, un groupe de rosicruciens (von Sercha et Beer), « “Tobias Kober, un ‘médecin’ très versé dans les écrits paracelsiens, alchimiques et mystiques” [Wehr, 29], puis en 1617, l’occultiste Rose-Croix Balthasar Walter, (… qui) fournit un lien entre les initiés musulmans, égyptiens et la kabbale théosophique »16. Enfin on trouve Abraham von Frankenberg, qui sera le biographe de Böhme. D’après Alain Pascal, ce serait « le Grand Maître Walter et le kabbaliste Frankenberg »17 « qui persuadent Boehme qu’il est un autre Luther, un prophète de la seconde Réforme » et ce seraient eux le ‘Christ’ et la ‘Vierge’ qui auraient parlé à l’aurore au personnage falsifié Böhme.18

La question qui reste en suspens est : qui furent les ghost writers de Steiner ?, outre sa collègue et deuxième femme, Marie von Sievers, puisqu’on ne peut décemment pas penser que le cinquantenaire ait enfin trouvé une utilité au fait de converser avec les morts en les exploitant…

Néanmoins, contrairement à Böhme, tout ne semble pas s’être passé comme on l’avait pensé pour lui dans un premier temps. La Société Théosophique, dirigée par Anna Blavatsky, branche anglaise de la Franc-maçonnerie ou de ses émanations, et dans laquelle Steiner prenait une part de plus en plus grande, peut-être parce qu’on y avait décidé de passer au braquet supérieur, ne voulut pas avoir un nouveau Rosenkreutz => Böhme, mais se choisit rien moins qu’un nouveau Jésus en la personne de Jiddu Krishnamurti. Le nouveau « Grand Initié » (au sens où l’entendait Edouard Schuré dans sa “philosophe universelle”, religion primordiale en dessous de toutes les religions), capable de réunir en une seule foi l’Occident chrétien et le sous-continent indien, avait de quoi faire passer Jésus pour un prophète local de seconde zone. Or, tout semble avoir été mal préparé puisque non seulement Steiner / Böhme quittait la Société Théosophique pour créer la Société Anthroposophique19, quand Krishnamurti / Jésus s’en allait à son tour en Inde pour terminer dans un relatif anonymat aujourd’hui, et la branche anglaise de la société secrète se trouvant sans nouveau Rosenkreutz ni nouveau Jésus. Tout ceci est intéressant puisque cela se déroule avant la Première Guerre Mondiale, que le Français Schuré et le germanophone Steiner se brouilleront pour des raisons de nationalisme, quand Steiner donnera une conférence en 1918, où il accuse les « sociétés secrètes anglo-saxonnes » d’avoir décidé la guerre et modelé l’Europe selon un plan pré-établi, en vue d’une domination mondiale.

Notes

  1. Rudolf Steiner. Sa vie, son œuvre, tr. de l’all Henriette Bideau, Triades, 2003. Les éditions Triades étant des éditions tenues par les Anthroposophes, on peut donc lui accoler mentalement l’étiquette « texte de propagande » comme les media français le font pour les images venues des “Méchants”. ↩︎
  2. Hemleben 1963, 21. ↩︎
  3. Id., 25. ↩︎
  4. Ces autres faussaires n’y avaient pas commencé alors leur œuvre appelée au plus grand des succès ! ↩︎
  5. Dont on apprendrait qu’il est lui-même un spectre à la fin des deux heures et demi de film, comme dans le cinéma étasunien et le film 6ème sens↩︎
  6. Id., 26. ↩︎
  7. Ibid. ↩︎
  8. Rappelons qu’entre les XVème et XIXème siècles, les Etats-Unis d’Amérique non seulement n’existent pas là où vivent des populations qui ne connaissent pas les Protestants persécutés en Europe et n’ont pas encore été massacrées par eux, mais les scénaristes de Hollywood se trouvent principalement en Souabe ou dans la Mitteleuropa où ils semblent n’avoir pas beaucoup plus de capacité de se renouveler que les actuels. ↩︎
  9. Encore qu’il faudrait que je consulte celle de Gary Lachman. ↩︎
  10. Hemleben 1963, 72. ↩︎
  11. La Franc-maçonnerie unit probablement Goethe, le journal, Steiner et Hartleben. ↩︎
  12. Mais progressisme et culte de la nouveauté, allié au combat contre l’Eglise Catholique, étant la marque de fabrique de la Franc-maçonnerie. Ou sans doute, mieux, progressisme car combat contre le Catholicisme, à qui il faut se substituer pour prôner de manière exotérique la nouveauté et la démocratie, et reproduire de manière ésotérique, dans les loges et les réunions costumés, alternoblesse et contre-Eglise, en leur ajoutant des rites compromettant via des croyances puisées un peu partout. ↩︎
  13. Id., 34. A mettre au crédit de Steiner de ne pas avoir décrit la personnification du Catholicisme comme un de ces morts qu’il voit depuis l’âge de 7 ans, don qui ne semble toujours pas l’intriguer ou ne pas trop lui prendre de temps… A Vienne, l’adulte ne va pas se faire exorciser, n’en parle toujours à personne et les esprits ne lui communiquent rien comme ce sera le cas plus tard. ↩︎
  14. Un gnostique. ↩︎
  15. Alain Pascal, Les sources occultes de la philosophie moderne. De la gnose à la théosophie, 228. ↩︎
  16. Id., 230. ↩︎
  17. Id., 231. ↩︎
  18. Eventuel nouvel avatar du personnage falsifié Christian Rosenkreutz au XIIIème siècle, destiné à être l’anti-Thomas d’Aquin. ↩︎
  19. Son réseau (germanophone) s’accrochant au scénario initial ? ↩︎

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