La philosophie est probablement la seule partie du discours humain où il soit possible de réincorporer indéfiniment les mêmes attitudes anciennes dans des phraséologies nouvelles [… elle-]seule a pour propriété d’admettre la réédition du passé, et pour tâche d’en dissimuler la persistance.
Jean-François Revel, Pourquoi des philosophes ?, Préface à l’édition de 1971, p. 3-4]
Cette métempsycose des concepts philosophiques pourrait venir de la permanence de leur pouvoir explicatif. Mais si c’était le cas, pourquoi, sous leurs successifs habillages rhétoriques, se donnerait-on la peine de les rendre imperturbablement méconnaissables ? Il ne s’agit en fait ni de conserver les mêmes concepts ni de les remplacer, mais de les faire resservir sans que cela se sache. La métempsycose permet le réemploi des vieux concepts faillis en les faisant passer pour neufs. Loin de prouver la solidité de leur pouvoir explicatif, elle prouve donc plutôt la nature presque exclusivement idéologique de la philosophie.
Le passage d’une constellation philosophique à une autre n’est pas du tout la conséquence d’une réfutation de ce que le système précédent contenait de faible. Une philosophie est remplacée, elle n’est jamais réfutée. Quand elle règne aucune objection ne peut amoindrir son autorité. Quand elle est détrônée, aucune plaidoirie ne peut la sauver, même dans ce qu’elle a d’intéressant. Ses pires inanités étaient inattaquables pour la majorité des esprits au cours de sa période faste, ses éventuelles bonnes idées deviennent indéfendables pour les mêmes esprits dès qu’elle se décompose. Le langage philosophique nouveau devient à son tour pour quelque temps invulnérable. Il est inutile de se demander par la vertu de quelle démonstration la deuxième théorie a été jugée supérieure à la première. Il n’y en a pas. […] Ce qu’il faut se demander, ce n’est donc pas quelle est la validité des arguments établissant une théorie, mais quels sont les besoins que cette théorie satisfait.
Jean-François Revel, Pourquoi des philosophes ?, Préface à l’édition de 1971, p. 4
Photo d’entête : « epave de bateau » par ysis-photos