L’analyse qui suit sera écrite en dehors de toute connaissance du roman d’Anthony Burgess, sur lequel s’est basé Kubrick, et qu’importe : le cinéaste nous présente une œuvre qui a son unité et le degré de liberté ou non qu’il a pris avec le roman ne nous intéresse pas ici.

Synopsis

Rappelons rapidement le synopsis. [Attention, toute la fin est divulgâchée ici.] Alex et sa bande se conduisent la nuit en parfaits délinquants. Un soir, Alex tue accidentellement une bourgeoise chez elle, est trahi par ses copains puis pris par la police et se retrouve enfin en détention longue pour meurtre. En prison, malgré les avertissements d’un aumônier qui lui a fait découvrir le Christianisme et en qui il a confiance, désireux de sortir par tous les moyens, il se porte candidat pour une technique nouvelle de rééducation (le programme Ludovico), lui permettant de s’en aller et de se réinsérer rapidement dans la société ; croit-il.

Le procédé est dur, mais après une cérémonie publique probatoire, Alex semble guérit. Or, une fois libéré, il doit faire face aux conséquences de ses actes : il a été remplacé par un enfant adoptif dans sa maison, il retombe sur ses anciennes victimes qui le reconnaissent et le pourchassent, le duo de policiers qui doit le protéger est constitué de deux de ses anciens membres dominés de sa bande qui se vengent, retournant sans le vouloir dans la maison où il avait violé la femme et frappé le mari qui voulaient l’aider, ce dernier (avec des amis politiciens dans l’opposition au gouvernement promoteur du programme Ludovico) le poussent au suicide pour nuire au ministre de l’Intérieur. Alex réchappe à sa défenestration volontaire, et à l’hôpital ses parents reviennent à lui, le ministre de l’Intérieur lui promet argent et emploi en échange d’un soutien politique médiatique, enfin, comprenant que seul entrer dans la duplicité de ce monde peuplé de gens mauvais lui permettra de s’en sortir, il retombe intérieurement dans ses travers. Cela acte en soi l’échec du traitement révolutionnaire qui devait l’empêcher d’aller vers le sexe et la violence par réflexe pavlovien. Autour de lui, et en lui, le Mal triomphe.

Les années 1970 comme triomphe du Diable

Orange mécanique est ainsi, au final, un film très chrétien, qui parle avant tout du péché originel. En effet, Alex est un jeune homme de 14 ans, de classe moyenne, vivant dans une ville anglo-saxonne indéterminée dans les années 1970. Il a tout. Des parents, chez qui il vit, dans un appartement apparemment assez spacieux et neuf1, et où il a une grande chambre remplie de disques qu’il peut aller s’acheter sans problème d’argent. Une éducation, du moins il peut en avoir une même s’il préfère mentir à ses parents, prétextant avoir un emploi la nuit pour aller s’amuser, se droguer et se conduire en loubard hyperviolent et dormir la matinée. De l’argent : s’il vit dans une banlieue sans âme, c’est tout de même un pauvre de société industrialisée, donc il ne manque de rien à manger et boire, peut se payer des drogues sans compter, va s’acheter donc des disques vinyles quand il veut, et quand il vole de l’argent et des montres à ses victimes, il met tout cela dans un tiroir qui paraît plus une salle des trophées qu’une banque ; d’ailleurs, quand sa bande lui propose de dévaliser une banque pour gagner plus d’argent, il n’est pas intéressé. Une sexualité facile et joyeuse : on le voit inviter très simplement deux filles chez lui et terminer avec elles dans son lit.2 Des amis, ou en tout cas trois subalternes qu’il domine, qui font partie de sa bande de voyous se rejoignant sinon tous les soirs, au moins régulièrement. Alex, comme ses amis, comme la bande rivale rencontrée (puis affrontée comme dans une rencontre sportive) et qui permettent de penser que la ville est pleine de ces jeunes similaires qui s’occupent comme ils peuvent dans la nuit, via la drogue, la violence et tout ce qui peut être illégal, est donc le symbole d’une génération entrée dans la société de consommation facile, et qui peuplent un vide comme ils le peuvent. L’absence de difficulté génère l’absence de morale et de religion, qui dégénère un ennui profond qu’il faut meubler par des doses toujours plus fortes d’émotions de plus en plus violentes. Dans la malédiction du Jardin d’Eden, Dieu punit l’Homme en l’obligeant désormais à souffrir et travailler, l’occupant ainsi pour qu’il ne s’enorgueille pas et occupe son temps dans la souffrance plutôt que dans l’oisiveté où sa nature déchue ne pourrait faire que des dégâts ; la technologie permettant désormais d’entrer dans la société de consommation et du spectacle, la part satanique de l’Homme n’est plus bridée.Dans la malédiction du Jardin d’Eden, Dieu punit l’Homme en l’obligeant désormais à souffrir et travailler, l’occupant ainsi pour qu’il ne s’enorgueille pas et occupe son temps dans la souffrance plutôt que dans l’oisiveté où sa nature déchue ne pourrait faire que des dégâts ; la technologie permettant désormais d’entrer dans la société de consommation et du spectacle, la part satanique de l’Homme n’est plus bridée.

Autour de ce jeune, certes, tous les être humains sont mauvais, marqués par ce même péché originel qui en fait des êtres lâches et idiots (les parents), malsains (M. Deltoid, l’éducateur social qui s’occupe de lui depuis longtemps)3, un peu sadiques (les interrogateurs de la police, M. Deltoid), bornés et stupides (le gardien de prison à moustache), séducteurs et faux (les jolies infirmières du centre de rééducation révolutionnaire), froids et manipulateurs (le médecin du centre de rééducation, le ministre), volages et dépravés (l’infirmière et le médecin qui forniquent à côté de son lit croyant qu’il est dans le coma, l’intellectuelle qu’il tue avec la statue-phallus dans une pièce remplie de tableaux sexuels4), contradictoires (l’intellectuel de gauche victime puis vengeur). Même les victimes se trouvent aussi mauvaises que le délinquant une fois mises en situation de force (le vieux clochard, les anciens camarades, l’intellectuel humaniste de gauche et ses acolytes qui le poussent au suicide), et finalement la victime n’est qu’un faible qui ferait pareil dans un contexte plus favorable… Cette génération d’adultes qui tient encore la société, sans doute par inertie des mentalités car venant de temps plus durs5 semblent néanmoins elle aussi totalement corrompu et basse, même dans la légalité et le droit chemin. Le seul qui offre de l’humanité et de la bienveillance à Alex, est l’aumônier qui lui déconseille de se laisser conditionner par un traitement expérimental inhumain (même si c’est la voie séductrice de la rapidité et de la facilité) et qui s’insurge contre l’absence de libre-arbitre après le test public apparemment réussi d’Alex, n’ayant pu répondre à l’appel de la violence puis du sexe.

Pour corroborer cette idée que le film est plus à lire d’une manière théologique que sociologique, et comme l’image centrale du film – bien plus que celle où Alex est mis dans une camisole de force pour l’obliger à voir les films de rééducation, avec les yeux obligatoirement grands ouverts – est ce passage où après une nuit de débauche (il vient de se droguer, de frapper un vieillard, de conduire trop vite en obligeant toutes les voitures à aller dans le fossé, de violer une femme et de voler la maison chez des gens qui leur avait ouvert pour leur venir en aide, puis de se droguer à nouveau), Alex sort un serpent d’un tiroir sous son lit. Ce serpent, Basil (“basileus”, le roi) se trouve ensuite en premier plan devant un tableau de femme lascive nue, sa tête vient se mettre devant sexe en un symbole évident de la Genèse, qui est encore souligné par un travelling descendant menant à la statue d’un Christ aux stigmates rouges fluorescents que Kubrick s’amuse à montrer de manière un peu grotesque. Posant billets et montres dérobés dans un tiroir à côté de plein d’autres, Alex retrouve là comme son meilleur ami, celui à qui il va raconter sa nuit, son unique confident, peut-être le maître à qui il doit rendre des comptes. L’affiche du film s’éclaire alors d’elle-même : l’œil dans le triangle ne sont pas un symbole franc-maçon6) mais bien l’inversion du signe de Dieu pour montrer que le Diable (dont Alex est le plus fidèle adepte, son bras et ses yeux) règne en roi sur ce monde7 et que Dieu ne peut plus rien faire après avoir envoyé son Fils pour rien. Le jeune homme, qui a comme passé un pacte faustien avec Satan, a donc compris que dans cette époque vile et basse qui s’ouvre dans les années 1960-70, le sexe, la drogue et le rock’n roll était tout ce qu’il avait à faire de mieux, mettant à bas la société encore un peu chrétienne qui avait précédé sa génération à lui.

Que Kubrick soit là comme agent du Diable, venant montrer aux spectateurs un anti-modèle et dédouanant son maître de toute responsabilité (vous êtes bas et dans un monde aussi pourri, il faut se conduire en plus pourri encore pour s’en sortir bien), une sorte de messager faustien montrant la réalité aux gens de sorte qu’ils ne pourront pas dire après coup qu’ils n’étaient pas avertis, ou bien au contraire une Cassandre et lanceur d’alerte restera ici en suspens. Dans ce film, pour la raison un peu simple que le Christ est moqué et que le Diable gagne à la fin, tendrait à laisser pencher en faveur de la première option8 mais il faut envisager le reste de l’œuvre et sa biographie pour voir si cela aurait un sens.

Mais enfin, Alex c’est le fruit de son époque, le rebut de Mai 68 , le rock’n roll, c’est déjà en 1971, les Rolling Stones, les Pink Floyd, Woodstock, tout ce qui va suivre et s’intensifier avec la laideur de l’industrialisation marchande dans les années 1980, et seule, si on y pense bien, la musique classique (Beethoven et notamment la neuvième symphonie) du temps du déclin du Christianisme9, le sauve un peu de la corruption de son temps. Un monde dégagé de l’effort, sans tragique, oisif va générer des monstres prêts à s’entredévorer.

Le passage du fascisme à moustache au nazisme à nichons

S’il est donc plus à comprendre de manière théologico-historique que sociologique, sociologiquement, le film dit quelque chose tout de même : dans ce monde de gens faibles et immoraux, il faut un ordre. Alex, même s’il a tué une bourgeoise délurée avec l’objet de son désir et qu’on eût envie de penser que ce fût bien fait pour elle10, doit être puni.

Il passe donc dans un premier temps dans une prison stricte où un gardien, mâle blanc à moustaches, lui crie dessus et lui fait appliquer à la lettre un règlement tatillon. On est philosophiquement dans le monde de Platon, de Descartes et Hobbes ou Bentham et des utilitaristes. Politiquement, on est à Sparte, chez les Puritains, dans l’Italie fasciste, dans un totalitarisme où un moustachu (Hitler ou Staline) mène son monde d’hommes à la baguette. L’Eglise est associée à ce monde, qu’elle accompagne et tente d’adoucir. La cellule d’Alex dans la prison, contient des photos de femmes nues, une croix et une photo de Beethoven, c’est le moment où au lieu de s’échapper volontairement pour suivre le traitement et choisir la voie de la rapidité, Alex eût pu s’amender et atteindre la calme rédemption de la Bible qu’il semble goûter et aimer, même si dans ces rêves il se voit en romain persécuteur de Chrétiens, dans une deuxième scène où Kukrick se moque un peu de Jésus.

En passant dans l’institut du traitement révolutionnaire, la première personne qu’il croise est une femme, douce et assez belle en blouse blanche, qui a un prénom et lui redonne le droit de s’appeler par le sien, Alex. Fini l’uniforme policier, le médecin, calme et posé a une blouse blanche lui aussi. Philosophiquement, on est dans le monde de la « génération 68 », de Foucault et de Deleuze, des bonimenteurs clinquants, de la psychanalyse, toute cette déconstruction que le siècle portait en lui (depuis Freud ?) et dont le fruit mûr et pourri en même temps arrive à maturité à l’époque. Le traitement doit être humain, pourtant il est l’inverse : le monde de Foucault, qui dénonçait la biopolitique dans ces années et avaient commencé à déconstruire la société dès les années 1960, s’avère peut-être plus inhumain que le monde du papa de Foucault. Des choses que Clouscard ou Pasolini décrivaient, se mettent en place, avec la complicité de la bouillie post-socialiste post-libérale de cette génération. Cela mène au monde feutré et sympathique de la perversion du langage par euphémisation, le monde des startups où l’employé est exploité avec son prénom et son sourire11, le monde où les décisions politiques et sécuritaires sont présentés avec des éléments de langage travaillé avec le fruit de décennies d’études de psychologie sociale et par des catins télévisuelles à grand sourire. Politiquement, on est dans le monde de la télévision, celui de Roosevelt au coin du feu, celui des mannequins comme Fidel Castro, des futurs young leaders pouponnés par les réseaux Soros et Schwab au tout début de l’élaboration du néo-malthusianisme à prétexte climatique (mais aussi néo-féodalité instaurée par la nouvelle techno-aristocratie ex-bourgeoise). Fini les moustachus qui frappent et aboient : on séduit, on passe des films et on drogue pour arriver à un résultat pire qu’avant.12 Les années 1970 commencent la transition vers le nazisme à nichons, quand le sexagénaire est remplacé par des hommes toujours plus jeunes et glabres, eux-mêmes accompagnés par une pute plus jeune qu’ils avaient vus à la télévision ou dans un film, puis la pute quadragénaire puis trentenaire (bientôt moins ?) elle-même se fait porte-parole des vieux messieurs riches, prenant les postes en vue et se faisant donner ses textes par des agences de communication et de conseil. C’est le monde Kennedy, Castro qui prépare Trudeau, Macron, puis Ardern, Von Leyen, etc.

Ce monde, Kubrick le dépeint bien comme un leurre, un empirement de la situation.

Une fin troublante

Au final, la dernière image, celle où Alex sur son lit d’hôpital, se soumettant au (second) pacte (faustien) proposé par le Ministre de l’Intérieur, accepte d’être pris en photo souriant en signe de soutien politique, et imagine avec volupté une scène de sexe – preuve que le traitement a échoué – ressemble incroyablement à la grande partouze masquée d’Eyes Wide Shut. C’en est troublant. Il y a toujours des clins d’œil à d’autres de ses films dans les films de Kukrick, mais comment en 1970, Kubrick pouvait-il anticiper qu’il tournerait une adaptation de la Traumnovelle [1926] de Schnitzler entre 1997 et 1999 ?

Notes

  1. Ici, il est effectivement à remarquer que le bâtiment est standard et sans nom, dans une sorte de cité HLM sans âme que les habitants ne respectent pas. C’est sans doute un quartier pauvre, mais qui paraît pour nous, à l’heure des cages à lapins, presque de standing… ↩︎
  2. Dans une scène très drôle de film érotique (presque du porno mais tourné avec un plan fixe de tellement loin qu’on voit la nudité des corps sans les détails qui rendrait cela obscène) accélérée sur une musique rigolote, qui donne un ton léger et amusant à cette partie à trois.[ ↩︎
  3. Voire pédophile, puisque la mère ayant ouvert à ce vieil ami de la famille, celui-ci attend Alex sur le lit des parents où il allonge le grand gaillard de 14 ans et lui tape dans les parties génitales. ↩︎
  4. Que John Podesta eût peu avoir chez lui, cf. Pizzagate. ↩︎
  5. Il n’y a pas de marqueurs ni de mentions historiques dans le film mais si on est dans les années 1970, ces gens sont nés après la Deuxième Guerre Mondiale. ↩︎
  6. Les gnostiques, en satanistes, n’ont jamais su que détourner les symboles juifs ou chrétiens, ils ne créent rien. ↩︎
  7. Satan prince du monde. ↩︎
  8. Qui laisse, elle, penser que Kubrick est un agent de divulgations cryptées seules capables d’être non seulement tolérées puisqu’elles ne touchent pas les masses, mais approuvées puisqu’il est jouissif de ne rien cacher à ces masses, leur mettant la vérité sous les yeux, sans qu’ils ne soient capables de comprendre. ↩︎
  9. Il ne s’agit pas de dater précisément, mais disons que les banderilles sont assénées entre 1776 et 1815, que le luciférisme se consolide avec le positivisme et achève le Christianisme avec Vatican II, entre 1962 et 1965. ↩︎
  10. Qui joue avec un couteau se coupe, qui joue avec le cul s’y fait prendre… L’humour que Kukrick a mis dans cette scène la dédramatise complètement, alors que c’est la seule où quelqu’un meurt. On ne peut pas ici ne pas faire de parallèle avec Salò de Pasolini, tourné en 1974, où l’Italien prétendait avoir voulu montrer ce qu’était Sade et notamment ses 120 jours de Sodome, aux dandys entourloupeurs intellectuels de sa génération qui portaient le fou Français au pinacle. ↩︎
  11. Celui où Starbucks fait vendre à des minorités précaires des cafés à des prix hallucinants, avec de la musique, son prénom et un air cool, à l’employé de startup entubé avec respect et bienveillance. L’homme des villes avili veut bien qu’on l’arnaque mais poliment pour qu’il puisse faire semblant de ne pas avoir vu et puisse ne pas avoir à se fâcher. ↩︎
  12. Le biopolitique dénoncé par Foucault est produit par Foucault : c’est bien pourquoi la gauche contestataire, celle qui brayait à qui veut l’entendre (et surtout à ceux qui ne veut pas) qui se voyait résister à (aux cadavres de) Hitler et Staline depuis des décennies, s’est couché les fesses à l’air et la pomme dans la bouche pour s’offrir au narratif covidiste dans l’Occident des terribles BlackRock, McKinsey et leurs impressionnantes marionnettes Macron-Castex-Véran… ↩︎

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *