Préambule

Il est assez difficile de savoir ce que savait vraiment Rudolf Steiner lorsqu’il affirme des choses dans ses textes et ses conférences, notamment lorsqu’il parle de faits ‘politiques’ secrets ou qu’il s’essaye à quelques prophéties, puisqu’il ne cite aucune source d’information. Bien sûr, lui se prétendait “clairvoyant” et sans doute que les fidèles pensaient que le Divin lui communiquait tout ceci via des visions, des révélations intérieures ou des rencontres avec des esprits, dans une modalité précise qui m’échappe et m’indiffère dès lors que je lis Steiner en “agnostique”.

Il n’est pas évident non plus de savoir dans quelle mesure exacte il fut membre de la Franc-maçonnerie (rite Memphis-Misraïm). Il existe bien un livre de Hella Wiesberger, L’enseignement ésotérique de Rudolf Steiner et la Franc-Maçonnerie, que je n’ai pas lu mais qui vient des éditions Triades, donc de la littérature steinerienne sans doute éclairante sur certains points mais dont je ne peux que douter de l’objectivité. Le livre de Paul Ariès sur l’anthroposophie de 2001, est si court, vu l’ampleur des thèmes à aborder concernant les théories de Steiner et les aspects pratiques de son œuvre1 et si superficiel qu’il en est presque inutile. Il me resterait à consulter le livre de Gary Lachman, Rudolf Steiner, une biographie, publié en 2009, en espérant que le livre soit intéressant.

Avant la Première Guerre Mondiale, il semble à peu près sûr que Steiner a été “initié” en Autriche et qu’il a ensuite continué en Allemagne, notamment lorsqu’il travaille sur les éditions de textes de Goethe, puis qu’il assure une jonction avec le réseau anglais avec l’adhésion à la Société Théosophique dirigée par Anna Blavatsky. Avant que la guerre ne vienne perturber les rapports des différents ‘frères’, comme c’est le cas entre le Français Schuré et le nationaliste allemand Steiner, il semble qu’il y ait eu un cafouillage au sein de la Société Théosophique. En effet, si Steiner semble avoir été choisi pour incarner un nouvel avatar du prophète ou leader Rose-Croix (se plaçant ainsi dans le sillage du personnage falsifié Jakob Böhme), Blavatsky semble viser plus grand que ces histoires germanophones, même si le folklore Rose-croix a été intégré dans les grades du Rite écossais ancien et accepté. Mieux que cela elle se choisit rien de moins qu’une réincarnation de Jésus-Christ en la personne de Jiddu Krishnamurti ! C’est-à-dire, si on suit un peu les différentes fresques historiques, chez Joaquim de Flore, Hegel ou autres, le passage à une nouvelle ère de l’humanité, une période historique nouvelle qui s’ouvrirait à l’aube du XXe siècle, et sans doute prélude à la fin des temps, si la Société Théosophique veut s’inscrire dans le schéma chrétien. De plus, le nouveau « Grand Initié » (au sens où l’entendait Edouard Schuré dans sa philosophie universelle), capable de réunir en une seule foi l’Occident chrétien et le sous-continent indien, avait de quoi faire passer Jésus pour un prophète local et de seconde zone. Malheureusement pour Blavatsky, non seulement {Rosenkreutz / Böhme / Steiner} quittait la Société Théosophique pour jouer son rôle au sein de la Société Anthroposophique, quand {Krishnamurti / Jésus} s’en allait à son tour en Inde, pour terminer dans un relatif anonymat aujourd’hui, contrairement au Nazaréen juif (essénien).

Les agissements et plan des « sociétés secrètes anglo-saxonnes »

Tout ce préambule pour situer la conférence de décembre 1918, où Rudolf Steiner accuse les « sociétés secrètes anglo-saxonnes » d’avoir décidé la guerre mondiale et modelé l’Europe selon un plan pré-établi, en vue d’une domination mondiale. Ainsi à Dornach, six ans après sa rupture avec la Société Théosophique (et probablement avec les « sociétés secrètes » ci-dessus mentionnées) voici ce que déclare Steiner :

Tous ces francs-maçons avec leur grades traditionnels et leurs hauts grades, ainsi que les communautés religieuses les plus diverses, vivent encore dans le passé, si bien qu’ils ne sont pas en mesure de vraiment prendre en compte la conscience moderne. […] La tâche [de distinction] n’est pas rendue facile, je l’avoue, car pour les raisons historiques (…) la Société [anthroposophique] dont il s’agit a été confondue au début avec la Société Théosophique, ou même toute sortes d’autres sociétés. Vu de l’extérieur, ce fut peut-être une erreur ; sur le plan karmique, c’était justifié. Il eût été plus intelligent de fonder cette Société anthroposophique sans aucune sorte de lien avec d’autres sociétés, afin qu’elle ne compte que sur elle-même. Certes, vu de l’extérieur, c’eût été plus judicieux, car toute la bourgeoisie philistine de la Société Théosophique, toute cette antiquaille, n’y aurait pas pénétré.

Les exigences sociales fondamentales de notre temps, 10ème conférence, 15 décembre 1918, 232.

Etant à Dornach, au sein des plus proches fidèles, sans doute Steiner porte-t-il ce regard plus dur sur les membres alsaciens et allemands de la société, aux appartenances plus poreuses.2 Toujours est-il que dans sa troisième conférence du cycle « Les exigences sociales fondamentales de notre temps », le 1er décembre 1918, Steiner développe une vision complotiste et décrit un Nouvel Ordre Mondial assez proche de celui de 1984 d’Orwell, même si chez le premier il y a d’une part le monde anglo-saxon, l’Europe centrale et l’est, qui comprend la Russie et parfois l’Asie ou une partie de l’Asie. Amérique du Sud, Afrique, Océanie, voire le Japon ne comptent pas. L’Inde est évoquée de temps en temps sans qu’on sache exactement son statut, englobée dans l’Est ou à part.

Dans sa première conférence il déclare :

Il s’agit toujours de regarder comme des symptômes les événements auxquels nous sommes confrontés dans le monde, et de déduire derrière eux le spirituel en action, il faut au moins s’y efforcer. Et il sera notamment nécessaire à l’avenir que naisse la compréhension d’être humain à être humain.3

P. 27

Il y a donc des forces occultes qui agissent sur le long terme et selon un plan arrêté qu’ils ont les moyens de réaliser sans que le commun des mortels n’ait vu le caractère organisé de tout ceci. Mais il y a aussi des humains, et c’est ce qui m’importe ici :

Vous vous souvenez qu’il y a deux ans, j’ai tracé ici une carte4 qui se concrétise à présent. Cette carte, je ne l’ai pas seulement dessinée pour vous, j’ai voulu la présenter à l’époque pour bien montrer de quel côté venait les impulsions, car il existe une loi qui fait que lorsqu’on connait ces impulsions, qu’on les admet et les accueille dans sa conscience, elles peuvent être en quelque sorte corrigées et détournées vers autre chose. […] Ce qu’il faut savoir aussi, c’est qu’en fait certaines lois fondamentales de l’évolution du monde, ne sont aujourd’hui connues, dans une large mesure, que de certaines sociétés occultes de la population anglophone, qui appliquent cette connaissance également dans le monde extérieur. (…) Les sociétés des autres populations ne sont au fond que des lieux où l’on fait résonner de belles phrases. Mais au sein des populations de langue anglaise, elles constituent des sources auxquelles peuvent être puisées des vérités d’après lesquelles on peut diriger les choses politiquement, cela grâce à certaines méthodes (…).

On peut donc dire que ces forces qui, par le canal de ces sociétés occultes, se répandent dans la politique de l’Occident vont tout à fait dans le sens de l’histoire. (…) [La politique] de la population anglophone, donc du Royaume Britannique et de l’Amérique qui s’y rattache, fut, elle, une politique non-dilettante, une politique adéquate, (…) une politique professionnelle. […] Derrière [les hommes politiques] se trouvent les forces auxquelles je viens précisément de faire allusion. […] Ces forces agissent dans le sens de l’histoire universelle. […] On ne peut œuvrer favorablement dans le contexte de l’histoire mondiale qu’à condition d’admettre délibérément ce qui se passe ainsi dans le monde. Faute de quoi l’autre, celui qui agit ou fait agir sciemment dans ce sens, aura toujours le pouvoir, et celui qui est dans l’ignorance sera toujours impuissant. De cette façon la force peut toujours l’emporter sur la faiblesse. C’est un fait extérieur. Mais en fin de compte la victoire de la puissance sur l’impuissance revient dans ce domaine à celle de la connaissance sur l’ignorance. Voilà ce qu’il s’agit de comprendre. […]

Le fait d’éveiller la foi en l’existence de ces sociétés fut bien souvent considéré comme quelque chose de fondamental. Pourtant ce n’est pas ce qu’on devrait viser en premier lieu. […]

Au sein de ces sociétés qui ont cultivé de telles vérités occultes visant la réalité, on prononçait par exemple la phrase suivante : Nous devons suivre une politique qui permettra, une fois que pour le salut du peuple russe, l’empire des tsars aura été renversé, d’entreprendre en Russie des expériences socialistes qu’il n’est pas question d’entreprendre dans les pays occidentaux parce qu’elles ne s’avéreraient ni avantageuses ni souhaitables. Tant que je ne fais qu’affirmer que cela a été dit dans les sociétés occultes, on peut en douter. Mais si je démontre que tout le cours de la direction politique s’étaie sur cette phrase, alors la saine raison humaine ordinaire, se retrouve en plein cœur de la réalité et c’est ce sens de la réalité qu’il s’agit d’éveiller.

Ce qui s’est développé en Russie n’est que l’accomplissement de la volonté occidentale.5 Qu’aujourd’hui encore, des expériences socialistes maladroites soient faites par d’autres que des Anglais, que les choses se réalisent en suivant toutes sortes de détours, ces sociétés le savent si bien que cela ne les tracasse pas particulièrement. Elles savent justement qu’il s’agit tout d’abord d’amener ces pays au point où les expériences socialistes deviennent nécessaires. Et en maintenant ces pays dans l’ignorance d’un ordre social, on fait soi-même l’ordre social chez eux, on devient directeur des expériences socialistes. Vous voyez, il y a dans la détention d’une certaine forme de savoir occulte, que ces centres cultivent d’ailleurs soigneusement, une puissance effrayante. La seule planche de salut contre cette puissance est que l’autre parti assimile ce savoir pour se défendre. Dans ce domaine, il n’est pas question de culpabilité ou d’innocence, mais simplement de nécessités, de choses qui arriveront nécessairement parce qu’elles sont d’ores et déjà agissantes dans les profondeurs, dans la région des forces qui ne sont pas encore phénomènes, mais qui le deviendront. […]

Les cercles occidentaux qui gardent leur savoir secret, tiennent donc particulièrement à ce que certaines choses évoluent de sorte que, quoi qu’il advienne, l’Occident acquière le pouvoir sur l’est. Les gens peuvent bien dire aujourd’hui ce qu’ils veulent en leur conscience, la volonté actuelle est de fonder à l’ouest une caste de “maîtres” et à l’est une caste économiquement d’esclaves, sur les territoires s’étendant du Rhin jusqu’en Asie. Non pas une caste d’esclave au sens grec antique, mais une caste économique d’esclaves qui est censée être organisée à la manière socialiste, censée assumer toutes les impossibilités d’une structure sociale, mais dont le modèle ne doit surtout pas être appliqué aux populations anglophones qui doivent devenir les maitres de la Terre. […]

[Il y a] trois facultés dont parlent, dans ces cercles occultes, tous ceux qui savent. La première est celle qu’on appelle l’occultisme matériel [:] il est possible simplement grâce à certaines facultés qui aujourd’hui encore sont latentes, mais se développeront chez l’être humain, de mettre en mouvement, sur une vaste échelle des machines, des installations mécaniques et d’autres choses, en vertu de la loi des oscillations consonantes. […] la faculté de mettre en marche des moteurs selon la loi des oscillations consonantes se développera abondamment chez la population britannique. Les sociétés occultes le savent et considèrent que c’est ce qui leur donnera la suprématie sur le reste de la population terrestre. (…) On sait que deux autres facultés se développeront. J’appellerai l’une d’elle la faculté eugénique. Elle se développera plus particulièrement à l’est, chez les Russes et dans l’arrière-pays […] Une troisième faculté, qui est aujourd’hui latente (…) est celle que j’appellerai la faculté occulte hygiénique.

Les exigences sociales fondamentales de notre temps, 3ème conférence, 1er décembre 1918, 61 et s.

Voilà, voilà. La question reste comment Steiner savait-il tout cela, si on ne croit pas – on est fou mais avec nos limites – que des esprits le lui chuchotaient ?

Notes

  1. Notamment son financement, qui reste une grande interrogation… ↩︎
  2. On parle ainsi de lien entre des anthroposophes et la Société Thulé ou différentes sociétés secrètes parallèles ou composantes de la Franc-maçonnerie allemande.[ ↩︎
  3. Je suppose que là les gens ont applaudi, si on applaudissait lors de ses conférences, je ne sais pas, mais ils ont entendu “humain” et ils se sont dit, « c’est vrai, l’humain d’abord ! » Une fois qu’on a dit ça on n’a rien dit, mais les gens trouvaient ça beau et gentil, alors je suppose que ça faisait chanter leurs mains. ↩︎
  4. L’Anglais Labouchère publia dès 1890 dans son hebdomadaire satirique Truth une carte de l’Europe qui devint réalité après 1918, où l’Autriche était présentée comme république reconnue par la Société des Nations, la Tchécoslovaquie comme un Etat indépendant et l’Allemagne comme un ensemble de petites républiques. Sur le territoire russe on peut lire Russian desert, Etats pour expériences socialistes. (D’après Arthur Polzer-Hoditz, Kaiser Karl, Zurich, 1929, pp. 19 sq. note. Cf. Thomas Meyer, Ludwig Polzer-Hoditz, ein Euopäer, Bâle, 1994, pp. 84 sqq. Voir aussi la conférence de Rudolf Steiner du 4 décembre 1916, – « Considérations historiques contemporaines. Le karma de la non-véracité » – première partie (13 conférences, Dornach et Bâle, 1916), GA 173 [Note 9 de la première conférence, 280]. Voir aussi Symptômes dans l’histoire, décembre 1918, GA 185. ↩︎
  5. Lors de la première conférence, Steiner rappelait : « j’ai attiré votre attention sur le fait que l’implantation du bolchévisme en Russie fut essentiellement une impulsion de Ludendorff. Ces choses qu’il n’était pas naturellement pas nécessaire d’exprimer hors d’Europe centrale ont été assez souvent répétées, mais on ne voulait pas les entendre.» [33] La Note 28 attachée dit : « Le 24 novembre 1918 [Eléments de l’évolution historique pour se former un jugement social, GA135a], Rudolf Steiner parle de l’état-major allemand qui, pendant la guerre, fit transporter Lénine dans un wagon plombé, de Suisse en Russie, pour qu’il y déclenche la révolution. » ↩︎

Photo d’entête : L1260258 par Catho Alsace.

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