Sans doute la SNCF vient-elle de découvrir que l’identité nationale de l’hiver français comportait une part de froid et de neige et, malheur, qu’elle n’est pas vraiment capable de faire circuler normalement des trains dans de telles conditions. De la neige en hiver ?, quelle idée !, cela méritait bien une grève1 pour réclamer augmentation salariale, régime spécial, meilleures conditions de travail ou encore une prime de risque supplémentaire, sur fond de sacrifice au Veau d’or du service poubellique. Rien de tout ceci : on aura simplement une grosse pagaille. Récit d’un road movie ferroviaire banal en Soviétie française.

Un couloir champignon ouvert à tous les vents, en Provence

Tout commence dans une gare TGV-champignon dans le sud-est de la France, au milieu de rien, sinon de la pluie et des champs. Dans cette espèce de grand couloir haut de plafond et traversé de tous côtés par les courants d’air, que constitue l’arrêt situé de part et d’autre de deux voies comme un bout de viande accroché à son os, les passagers transis de froids attendent dans une apathie congelée que les écrans ne réactualisent le retard des trains s’étalant de 30 minutes à 3h en raison de pannes et avaries diverses. Agglutinés autour de quelques radiateurs comme les habitants de la rue autour d’un brasero salutaire, le téléphone portable semble la seule échappatoire disponible aux membres de cette petite communauté involontaire « mus » par le même projet : arriver chez eux, quelque part, partir de cet endroit perdu. Il y a bien, certes, quelques râleurs accoudés à un bar, qui vous rappellent que l’été cette gare est une fournaise et l’hiver qu’on y gèle, et puis qu’à Avignon l’architecte décrétant qu’il ne pleuvait pas dans le sud a laissé les quais à l’air libre, de sorte que ceux-ci étant ainsi très souvent détrempés et offerts aux prouesses de quelques successeurs bien involontaires de Brian Joubert ou Surya Bonali… Une demi-heure de retard plus tard, le train arrive, embarque les cli… les usagers et quitte le désert jusqu’à Lyon où, évidemment, la correspondance étant définitivement ratée malgré le retard généralisé des trains dans ce grand carrefour de l’Est, les voyageurs sont invités, gratuitement !, à aller faire la queue à l’accueil. 20 minutes après, alors qu’il a vu partir des trains dont il se dit qu’au moins un d’eux aurait pu le prendre, et étonné qu’on n’informe pas d’un seul coup toutes les personnes concernées par la même destination plutôt que de le laisser après une vingtaine de ses concitoyens aller poser la même question et entendre la même réponse qu’eux, le pèlerin de l’impossible arrive devant le saint fonctionnaire du guichet pour demander comment faire pour se rendre dans l’Est. Dans un flegme détaché, le guichetier finit par rendre sa sentence : prendre ce billet de 18h56 pour Marne-la-Vallée, chemin ce soir le plus court pour rallier Lyon à Strasbourg. Soit. L’avenir est tordu mais l’aventurier a un avenir et s’accroche à celui-ci : Marne-la-Vallée, Disney, Minnie, le rêve, la magie, le nouvel Eldorado de la société de masse et le passage tant espéré vers la Terre Promise ! Il passe alors au milieu de la foule elle aussi hébétée devant les écrans mais plus nombreuse qu’à la première étape, arrogant de se savoir sorti d’affaire, lui, billet en main. Il se prend même de plaisir à aller fouiner dans les rayons standardisés des petites librairies de gare, et, signe que la vie le reprend, a presque envie d’acheter un des Tristes Tropiques qui l’aguichent en tête de gondole, ou Gomorra : Dans l’empire de la camorra, version poche. Jusqu’à l’amère désillusion… Le 18h56 aura une heure et demie de retard. Le rêve s’écroule en une annonce de la gentille voix douce et perfide de madame de la SNCF qui annonce toujours calmement les emmerdes, le voilà rétrogradé au même statut que les autres membres de la foule, réduit de nouveau au no futur permanent de ce camp de transit débordant de frustrations et d’attente. Au milieu de sa déroute, il scrute du regard les destinations et leur retard associé et tombe sur deux miracles : un Metz 19h et un Paris 19h qui partent à l’heure et le rapprocheraient de la petite capitale de l’Europe.2 Il est 18h55 : il ne faut plus tarder ! Il s’agrippe alors à la manche d’un agent de la SNCF, lui présente son plan mi-exalté mi-fou, en lui présentant le dilemme de l’équation à multiples inconnues – neige-t-il à Metz ? Les trains sont-ils capables de rouler jusqu’à Paris, que peut-on espérer de ces destinations, seront-elles des impasses fatales, des tremplins magnifiques ? Ebranlé par tant de perspectives et d’initiatives folles, la réponse de l’employé est nette, simple, précise, et presque castratrice quand le nomade comprend qu’il devra encore faire la queue de l’accueil, qu’il orthographiera désormais « la queuille ». La suite est connue : contemplation de dos, échanges de regards et de soupirs, des questions, beaucoup de questions, et pas l’ombre d’une agitation qui viendrait réchauffer un peu son monde. Quant tout à coup … … une des femmes des guichets se met à scander : « les passagers pour l’Alsace peuvent aller dans le Paris 19h, voie D, départ imminent ! » La coquine, la voilà qui, quelques précieuses minutes après l’élaboration du stratagème génial de notre vagabond, reprend son idée, sûrement informée par le sournois employé de tout à l’heure. Heureusement, vu qu’il est en milieu de file, a une meilleure constitution que certaines personnes âgées en concurrence avec lui et apparemment exténuées, et part moins chargé, il s’enfuit sans tarder vers le quai de la libération en espérant bien pouvoir rejoindre celui-ci en évitant la course folle de l’exil chaotique des avertis de la dernière minute. Et, de fait, une centaine de mètre plus loin, nous le retrouvons assis dans un train surpeuplé et grouillant sur chaque marche de personnes fatiguées quand les derniers candidats à l‘évasion arrivent encore en courant. Le train partira et arrivera avec une demi-heure seulement de retard sur Paris, vers 21h30 (heure à laquelle il aurait dû arriver à la gare de son choix initial, quelques 500 km de là) quand… … une dame d’un nouvel aqueuille lui annonce, fataliste et rabat-joie, que plus aucun train ne partira vers Strasbourg ce soir. Piégé donc dans la Capitale et sommé d’y passer une nuit dans un hôtel sympathique, proche du Minéfi qu’il n’a même plus la force de mépriser, mais seul et loin des siens et puis il en a rien à faire de voir Paris à 22h30 un lundi soir… Une courte nuit plus tard, passée dans un bain bien chaud et un lit bien grand au frais de la princesse Contribuable, le baroudeur de l’extrême (eh oui rappelez-vous c’est l’hiver glacial dérégulé par le réchauffement terrible que les copenhaguistes empêcheront d’exploser au-delà de 2°, un thermomètre dans une main, l’autre sur le cœur et la troisième – la main invisible des effets pervers des solutions politiques – dans les poches des pays en voie de développement) va, dans un métro qui roule3 au devant de nouveaux dangers dans la gare de l’Est. Où un train vers Strasbourg est annoncé … avec une heure de retard, voie 7. Avec le réflexe aiguisé de l’expérience, le voilà ni une ni deux devant un guichet de l’accueil (sans queue celui-là, tiens), « aller voir sur le quai », et devant un contrôleur lui conseillant de prendre le 8h24, qui, oui, sera à l’heure et direct jusqu’à chez lui. 8h05. Train annoncé voie 6, après qu’il a encore résisté à acheter Tristes tropiques qu’il était encore allé voir pour trouver un peu de la chaleur du point Relay comme on va chercher un peu de chaleur tarifée et décevante dans les bras d’une femme peu farouche. Mais monsieur a des principes, il voulait ne se laisser tenter que par La pensée sauvage et sa volonté répond encore malgré son périple. Le guichet TGV de début de quai le renvoie vers la voiture 15 du deuxième TGV, celui qui va jusqu’à Zurich, où un contrôleur lui propose gentiment de prendre place sur un strapontin et d’espérer que dans ce train rempli, un siège se libère en seconde classe. Le coup est rude pour notre cowboy solitaire qui trouve d’un goût douteux qu’on lui propose un couloir de troisième zone (est-ce une obsession du couloir à la SNCF ?) là où il eût été plus délicat de le surclasser en première, avec quelques excuses qu’il aurait prises sans méchanceté ni profiter de la situation pour rappeler au chef de train qu’un peu de concurrence sur les rails ne ferait pas de mal , histoire de voir si les allemands, les suisses ou autre pays qui connait la neige sait faire mieux que son entreprise. S’ensuit une altercation aussi civilisée que virile qui terminera le cul posé sur un siège de seconde et bien décidé à ne pas bouger avant attaque du GIGN, dans un train finalement peu bondé, où le point crucial du deuxième round de la discussion désormais au chaud et plus apaisée constituera à savoir si le contrôleur fait une « faveur » au parasite en laissant s’asseoir en deuxième classe où s’il était « normal » que le balloté soit considéré un peu plus sympathiquement, étant donné que lui non plus n’y est pour rien dans les avaries et que ce n’est pas son job d’anticiper aléas climatiques ni d’organiser le transit des cli… usagers, qu’il paye un billet pour partir de telle heure de X pour arriver à telle heure à Y et que tout le reste est affaire de gestion, là où toute une hiérarchie de fonctionnaires chapotée par Guillaume Pepy doit s’en occuper.4 La querelle sémantique terminera par un match nul, et après avoir pu argumenter quelques mots sur les responsabilités qui incombent à la SNCF. Notre homme est assis, trop éreinté pour lire les livres qu’il s’était prévu (il aurait dû acheter le « roman » de l’anthropologue défunt, finalement), devisant sur la neige, la fragilité de l’existence, les 2,4 € dépensés en café pour tenir éveillé (sachant qu’il ne peut jamais dormir dans le train), se demandant comment c’était en URSS et le froid sibérien, pourquoi la mode est aux casques si gros (souvent plus gros que le téléphone qui fournit la musique), se souvenant que dans les années 80 il avait passé une nuit de décembre entre deux gares à cause d’une grève et qu’à l’époque on ne considérait pas anormal de laisser les gens se démerder à prendre un taxi ou passer une nuit dans un hall de gare sans informations (comme quoi, le « normal » …), se demandant comment Dagny Taggart aurait géré ça. Il est 10h55. Le train est annoncé avec 25 minutes de retard en raison de « conditions exceptionnelles » (il regarde dehors la laideur des grandes plaines qui séparent Paris de l’Alsace, la monotonie des champs encore pollués de quelques lambeaux de neige crasseux, c’est une journée grise d’hiver, mais rien que de plus « normal », comme quoi) à Strasbourg. Nul ne sait comment tout ceci finira.

[Texte initialement publié dans La Catallaxine, le 6 décembre 2009]

Notes

  1. Arrivera-t-elle, d’ailleurs, en janvier ? Cf. Le Figaro, Austérité attendue à la SNCF (CGT), 21.12.2009 à 18h34 [Flash AFP] ↩︎
  2. Du moins d’après la logique SNCF puisque la ligne droite par la Franche-Comté parait exclue… ↩︎
  3. Ouf qu’il n’avait pas à prendre le RER A ! ↩︎
  4. Ce que le président de tout ça s’était attaché à lui rappeler la veille : Entretien avec M. Guillaume PEPY, Président de la SNCF, from L’Elisez-moi ! ↩︎

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