En attendant de synthétiser ce à quoi j’en suis arrivé, quelques extraits de la très intéressante préface à l’édition de 1971 de Pourquoi des philosophes ? [1958] de Jean-François Revel, livre qui a été mon chemin de Damas universitaire.

La philosophie, ou l’art de la remballe

La philosophie est probablement la seule partie du discours humain où il soit possible de réincorporer indéfiniment les mêmes attitudes anciennes dans des phraséologies nouvelles [… elle-]seule a pour propriété d’admettre la réédition du passé, et pour tâche d’en dissimuler la persistance.
Cette métempsycose des concepts philosophiques pourrait venir de la permanence de leur pouvoir explicatif. Mais si c’était le cas, pourquoi, sous leurs successifs habillages rhétoriques, se donnerait-on la peine de les rendre imperturbablement méconnaissables ? Il ne s’agit en fait ni de conserver les mêmes concepts ni de les remplacer, mais de les faire resservir sans que cela se sache. La métempsycose permet le réemploi des vieux concepts faillis en les faisant passer pour neufs. Loin de prouver la solidité de leur pouvoir explicatif, elle prouve donc plutôt la nature presque exclusivement idéologique de la philosophie.

P. 3-4

La philosophie comme idéologie

Le passage d’une constellation philosophique à une autre n’est pas du tout la conséquence d’une réfutation de ce que le système précédent contenait de faible. Une philosophie est remplacée, elle n’est jamais réfutée. Quand elle règne aucune objection ne peut amoindrir son autorité. Quand elle est détrônée, aucune plaidoirie ne peut la sauver, même dans ce qu’elle a d’intéressant. Ses pires inanités étaient inattaquables pour la majorité des esprits au cours de sa période faste, ses éventuelles bonnes idées deviennent indéfendables pour les mêmes esprits dès qu’elle se décompose. Le langage philosophique nouveau devient à son tour pour quelque temps invulnérable. Il est inutile de se demander par la vertu de quelle démonstration la deuxième théorie a été jugée supérieure à la première. Il n’y en a pas. […] Ce qu’il faut se demander, ce n’est donc pas quelle est la validité des arguments établissant une théorie, mais quels sont les besoins que cette théorie satisfait.

P. 4

La notion de structure comme « pléonasme ontologique »

L’aisance avec laquelle on trouve [dans les années 1960] des structures partout à condition d’en rester à un niveau propice de généralité évoque les beaux jours du finalisme ou ceux du fonctionnalisme, où universellement se découvrait l’éclatante adaptation de moyen à la fin, de l’institution à la fonction. Cette aisance n’a d’égale que la stérilité du concept dès qu’on lui demande de devenir opérationnel, c’est-à-dire qu’on touche au degré de technicité disciplinaire – et non plus de bavardage interdisciplinaire – où l’on peut parler de recherche effective. On s’aperçoit alors que l’on doit repartir à zéro. Puisqu’il y a des structures en tout, puisque tout est structure, l’exercice de chaque discipline particulière consiste à élucider quelle structure spécifique elle entend se donner pour objet, afin d’avoir un objet. Étant donné l’extension considérable ainsi prêtée au concept de structure, [elle est] pratiquement synonyme de réalité. […] sa compréhension  devient si faible que lui en chercher une équivaut à entreprendre l’inventaire intégral des choses de ce monde. Il en a été ainsi en philosophie dans tous les cas citables d’impérialisme conceptuel : une notion sur laquelle le soleil ne se couche jamais devient un empire vide qu’il faut remplir. Elle est un gigantesque pléonasme ontologique, une tautologie épistémologique d’autant plus encombrante  que, vu son caractère, elle ne mérite, logiquement parlant, que le statut de postulat.

Le vieux rêve de la mathesis universalis poursuit toujours la reconquête du droit à la déduction pure au bénéfice de la pensée humaine, qui souffre d’être colonisée par l’objet et aliénée dans l’a posteriori.
L’ambition de déductivité pure est souvent médiatisée par ce que j’appellerai une discipline d’appui  [comme] la mathématique pour Descartes, l’histoire pour Hegel, la biologie pour Bergson. Elle est de toute évidence, [dans les années 1960], la linguistique. Dans tous ces cas, on note que l’utilisation de cette discipline d’appui consiste à transposer une méthode ou sa terminologie hors de son champ spécifique, ce qui permet d’en retenir les aspects stylistiquement séduisants en l’expurgeant de ses contraintes, étant donné que lesdites contraintes viennent précisément de son objet, tel qu’il est situé dans son champ propre.
Employer la terminologie d'[une discipline] hors d'[une discipline], c’est ce que j’ai appelé (…) l’usage métaphorique de la méthode, ou encore la métaphore méthodologique. Cela vise à conférer à une discipline, prise comme  cible d’un transfert, le rôle antique de la métaphysique centralisatrice.

P. 13

Du jeu de dupe de la culture universitaire vulgarisée

Le désir profond des publics bourgeois dans les sociétés de consommation est d’être à la fois flatté et dupé. Flatté en voyant reconstituée à son profit une culture minoritaire, aristocratique, au sein de la culture de masse qui lui enlève son statut d’élite. Dupé parce que, cette culture minoritaire, il accepte de n’en avoir que le simulacre, le bavardage de la linguistique, par exemple, mais non la linguistique elle-même ; dupé encore, et par lui-même, parce que cette culture présentée comme révolutionnaire et même « prolétarienne », il la sait fort bien être un simple avatar du narcissisme mondain. C’est à fabriquer cette culture que servent les épigones.

P. 19

Que les anti-bourgeois ne sont que des super-bourgeois

La fonction idéologique de Tel Quel est très nette : elle consiste à fabriquer une culture bourgeoise en la présentant comme antibourgeoise. Car elle n’est précisément antibourgeoise et prolétarienne que dans l’exact mesure où la ferme de Marie-Antoinette, au Petit Trianon, est antimonarchique et paysanne.

P. 22

La philosophie ne peut se suicider

Bien entendu, il n’y a pas lieu de prendre [l]es déclarations [voulant que son « discours s’efface comme la figure qui a pu le porter jusqu’ici » ou écrire « pour n’avoir plus de visage »] trop au sérieux, puisque le visage de M. Foucault a tout de même pris place au Collège de France et que, d’autre part, il n’y a pas, il ne peut y avoir d’abolition intérieure à la philosophie intérieure à la philosophie, d’arrêt de la philosophie qui soit un chapitre de la philosophie.  Les menaces de « suicide théorique » ne sont jamais, en fait, de la part du philosophe qui les profère, qu’une façon d’inviter les autres philosophes à se suicider à son profit.

P. 24

Photo d’entête : “11am-6pm” par Romana Klee

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