En janvier 2018, la Fondation Jean Jaurès1 organisait à Paris, un colloque nommé « Trois ans après Charlie », qui permettait d’exploiter le filon de ces assassinats pour continuer à diffuser la propagande sur le terreau de faits traumatisants pour tous et fortement chargés en affects. Et sur le dos des cadavres puisqu’il ne s’agissait pas au final, de défendre une position (ultra-)libérale à la faveur de la liberté d’expression, du droit à être irresponsable en remettant de l’huile sur le feu, quitte à défendre l’indéfendable ou à rire de tout avec tout le monde et même en étant grossier et bête, mais à définir des morales à géométries variables et à prôner un terrorisme intellectuel de belle facture et sous couvert d’une enquête spectaculaire2. Bref, un joli plateau de prestidigitateurs tâchant de faire entrer gentiment dans les petites têtes des hommes de bonne volonté pourquoi la bande à Charlie ce sont des gentils et puis Dieudonné est un méchant, pourquoi Frédéric Haziza qui aurait harcelé une collègue avant de lui offrir un petit pain méprisant et se voit remis à l’antenne après quelques jours ce n’est pas grave, quand Tex viré pour une blague sexiste c’est normal, ou encore en quoi les Musulmans sont des périls pour la laïcité quand la défense de suprématistes colonisateurs c’est bien. Ad lib. Le tout avec des airs sérieux, des jolis mots et du name dropping à gogo (pardon, des citations…). De quoi Charlie est-il le nom désormais : de cette brochette de sophistes pas drôles, de réunions publiques qui manquent d’enculade à part sur les pauvres mouches qui n’ont fait du mal à personne dans ce cas-là, mais bon, c’est comme ça, pourvu qu’elles puissent se réincarner et se vengent un jour.3

Qui sont les gens à cette table ?

De gauche à droite.

Rudy Reichstadt, le modérateur. Jeune homme qui a créé son site personnel, “L’observatoire du conspirationnisme et des théories du complot”, tout seul dans son coin, dit-il, en 2007, qui n’est pas professeur d’université ou de grande école, ni directeur d’un laboratoire du CNRS – bien que le terme ‘d’Observatoire’ de son site, puisse le faire croire – mais « chef de bureau des affaires financières au sein de la sous-direction de l’administration générale et de l’équipement de la mairie de Paris »4, ce qui devait sûrement le qualifier pour être un observateur avisé des complotistes. Puis cette espèce de balance au charisme de tas de moules vidées à la braderie de Lille, auteur de ce Panopticon5 numérique, désireux de remettre tous les petits cons qui tombent dans le panneau des vilains méchants, par copinage et parce qu’il sert les bonnes personnes, se voit adoubé par le Pouvoir et la Fondation Jean Jaurès où il collabore avec Jean-Yves Camus dans “l’Observatoire6 des radicalités politiques”7 et se trouve désormais stipendié pour son activité. Si vous ne savez pas que le monsieur est Juif8, vous ne comprendrez pas pourquoi Pascal Boniface soulignait sa « proximité avec la revue ProChoix de Caroline Fourest » [la trop célèbre agitatrice anti-islam de combat], et pourquoi il relevait que l’Observatoire (ou Conspiracy Watch en anglais) « est principalement consacré à la dénonciation des critiques de la politique israélienne »9 et quelle prouesse il fait en ne lâchant le mot “antisémitisme” au bout d’une heure environ seulement, alors qu’il n’était pas question des Juifs, pas plus que des Franc-maçons à qui ils sont souvent associés, mais plutôt des trolls sur Internet ou de la dite “dissidence”, les Russes, Trump ou des intégristes religieux. Donc, malheureusement pour lui, personne ne l’a suivi sur ce terrain, et il a sans doute perdu quelques points auprès du CRI(J)F en s’avérant incapable de placer la communauté au centre de tout, et peut-être est-ce avec eux qu’il converse sur son téléphone pendant la causerie, va savoir.

Deuxième personnage : Enthoven II, fils de. Le philosophiste de haute volée, plus couillu que Frédéric Lordon ; poli posé contrairement à Alain Soral ; qui parle plus vite et de manière plus forte que Michel Onfray avec le même physique de bonhomme qui assure d’une virile liberté d’esprit10 ; plus jeune que le touilleur de clichés Michel Serres ; arrière-petit cousin intellectuel du fatras Jacques Derrida ; bref, c’est le nouveau dandy du totalitarisme ambiant, le sophiste sympa qui joue le rôle de flic de la pensée avec assez d’assurance pour vous faire croire qu’il est le dernier rempart de la démocratie. Mais n’oubliez pas qu’il vous défend de vous-mêmes, qui avez le droit de voter tout en étant trop cons et pas assez cultivés pour avoir un avis éclairé, et qui tombez dans tous les panneaux, tout de même, merde !

C’est assez significatif de voir qu’à chacune de ses interventions, ou presque, s’il ne donne jamais aucun moyen de reconnaître le bon du mauvais scepticisme11, il fiche les adversaires sans donner la règle permettant de définir qui. Par ordre de fichage :

  • Frédéric Lordon, qualifié précisément d’« ennemi » (vers 0:30:00)

Il se passe aussi un petit événement intéressant à 1:16:00, lorsque Rudy Reichstadt permet au philosophiste de revenir s’expliquer sur son interprétation de la modification de la traduction française du “Notre père” sur Europe 1, mais je le réserve pour un billet à part.

Je ne connaissais pas Gérald Bronner (la honte) mais c’est de loin – même si ce n’est pas dur – le plus intéressant et on peut regarder la vidéo en ne voyant que ses interventions, même si au final nous n’aurons pas non plus avec lui de moyen de définir de la ligne de démarcation entre le bon scepticisme pointilleux et le vilain doute hyperbolique.

Le quatrième, on s’en fout, il ne sert à rien d’autre qu’à présenter le sondage-caution scientifique.

Dans cette juxtaposition de paroles d’experts ou auto-proclamés experts concordants, aucun de ses larbins du Pouvoir ne vous dira en quoi c’est bien d’écouter les narrations officielles des faits, du moins pourquoi c’est bien en France et en 2017 de le faire et pourquoi c’était mal en 1940, pourquoi c’est bien de lire les maîtres du soupçons et leurs clones de la génération 1970 mais pourquoi il ne faut pas remettre en cause ce qu’on nous dit officiellement dans les sphères du Pouvoir, pourquoi c’était cool de tout envoyer en l’air et de faire la révolution en Mai 68 mais pourquoi c’est dangereux cinquante ans plus tard, quand Antigone a plus raison que Créon et quand c’est l’inverse, bref quelle est le critère qui vous permet de savoir si votre doute fera de vous un Galilée ou un Lyssenko, un lanceur d’alertes ou un complotiste, un paranoïaque éclairé ou un fou à lier, si vous êtes sur un chemin cartésien ou socratique quitte à proposer des hypothèses étonnantes, à l’image de ces deux philosophes, ou un terroriste… Au contraire, après les avoir écoutés, c’est encore plus compliqué de savoir, car on peut devenir un obscurantiste dangereux soit :

  1. En n’étant pas assez critique ;
  2. Trop critique puisque, selon le bruyant Enthoven, on peut travestir « la vérité à coup de précisions »…
  3. Ou même critiques avec un juste milieu12, mais en n’allant pas dans la bonne direction : mais quelle est cette bonne direction ?

Pour tuer le suspens si vous n’avez pas le temps de regarder cette vidéo, vous n’apprendrez pas en quoi ces gens-là ont raison et les autres ont tort – c’est évident, bande de suspicieux ! –. La question de l’auditoire (1:34:00) met d’ailleurs bien à mal nos deux experts, tout penauds une fois qu’ils se trouvent face à une sorte de Frank Lepage (un gentil sceptique, donc !) qui explique que les citoyens des pays communistes au XXe siècle avaient bien raison de ne pas croire les bobards de leur Etat à l’époque, qui reparle de la novlangue actuelle en évoquant 1984 d’Orwell, ou qui revient sur les “zones d’ombre” des assassinats de Charlie, tout en citant JSS News comme officine spécialisée en fake news13 et comment la starlette d’Europe 1 explique que 1984 est « magique » et qu’il décrit l’Union soviétique et la propagande publicitaire, mais surtout pas le Pouvoir dans la démocratie libérale, non, bien sûr !, pas nous !, pas ici !, voyons où iriez-vous par là ! Pitre…

L’idée à retenir de la présence d’Enthoven est donc ce sommet de son Evangile lorsqu’il explique qu’on peut trahir « la vérité à coup de précisions ». Vous devez comprendre que si vous posez les questions interdites ou allez fouiller là où il ne faut pas, si vous ne vous contentez pas du discours officiel, vous êtes un complotiste. Il ne manque qu’un chainon dans la chaine logique pour que vous soyez un terroriste, quelqu’un qui désire nuire à l’ordre établi en révélant ses mensonges. Si vous n’avez pas intériorisé cette limite, si vous n’avez pas compris qu’il faut taire ce que tout le monde comprend tacitement même si c’est formellement permis, vous êtes un ennemi. Et si vous êtes un ennemi, en bon schmittien qu’il est, comme les néoconservateurs américains, vous devez être éliminé. Mais là où Carl Schmitt vous fera disparaitre au nom de la raison d’Etat et sans s’en cacher et même en le théorisant en toute honnêteté, Enthoven-Goldstein le fera au nom de la liberté d’expression et viendra même chanter vos louanges à votre enterrement si vous êtes célèbre et qu’il y a des caméras (en essayant probablement de se taper votre petite sœur ou une cousine, dans la foulée).

Au final, si vous ne saurez pas comment reconnaitre le bon doute du mauvais dans cette causerie, vous aurez tout de même une morale provisoire ou un idéal de prudence sous la main : il vous suffit de savoir que si vous attaquez les personnes que les ficheurs ici présents listent, ou du moins si vous prenez garde à ne jamais les défendre ou les citer sans les condamner aussitôt, vous faites partie du camp du Bien. Ainsi, vous êtes donc un bon soldat du Pouvoir, vous pouvez y travailler ou conserver votre place, et ne serez pas être inquiétés par la justice pour ces opinions. C’est le même idéal de prudence que pour le réchauffement climatique : si vous n’avez pas plus de compétence scientifique pour savoir si oui ou non il y a un réchauffement climatique avéré et si les scientifiques ont les connaissances suffisantes pour savoir s’il y a une cause anthropique à ce réchauffement, regardez quel camp défend ce genre d’intellectuels à la mode, et si vous vous placez derrière leurs avis, vous ne serez jamais embêtés par un contradicteur, ou bien vous serez si nombreux que le contradicteur pourra vite être submergé par votre clique. Vous ne saurez pas la vérité de l’affaire, mais qu’importe, dans un monde de sophistes et de réseaux de pouvoir, celle-ci ne sert à rien : il vous faut juste connaître l’opinion qui sert socialement et celle qui vous condamne. Suivre le phare qui vous éclairera dans la nuit de la Raison : la lumière de la Force. Sachez donc lui reconnaître le monopole de l’esbroufe travestie en philosophie14, laissez-le être pointilleux pour la bonne cause et ne vous essayez pas à l’être vous-même : ça c’est fort. Vous allez chercher trop loin, vous dépassez les limites de la raison au-delà de laquelle la raison devient déraison. Où est cette frontière, mystère de la transsubstantiation philosophique de la vérité vraie qu’eux détiennent : cela dépasse la raison de nous autres imbéciles !

Et sinon, pour parler sérieusement : ça vous retroue le cul, Cabu, Charb et Wolinski, toutes ces conneries sur votre dos, hein ?

Notes

  1. L’officine du social-libéralisme néo-postsocialiste macronien après avoir été une émanation du Parti Socialiste, ou pas loin, enfin c’est en gros les mêmes réseaux et le même public. ↩︎
  2. Mais ne citez pas Pierre Bourdieu – pas parce que Pierre Bourdieu est un intellectuel de valeur, mais parce que Pierre Bourdieu est censé avoir la même carte qu’eux, donc pour les opposer les uns les autres, histoire de voir – lorsqu’il montrait que toute enquête d’opinion à la méthodologie soi-disant “scientifique” relève de présupposés et véhicule des réponses tacites qui faussent la prétention à la neutralité ! Ce scepticisme, qu’ils ressortiront à la prochaine enquête d’opinion que leur déplaira, ne s’applique pas au Camp du Bien, qui est immunisé contre toute idéologie qu’elle véhiculerait à ses dépens, quand elle n’est pas tout simplement consciente de guider le peuple et de l’éclairer. ↩︎
  3. Ou alors peut-être que les mouches sont punies dans ce cycle, pour avoir été des experts officiels dans une autre vie, va savoir. ↩︎
  4. Src : Wikipedia. ↩︎
  5. Mes hommages à Michel Foucault. ↩︎
  6. Il aime observer, le Rudy, je n’aimerais pas le voisin d’un voyeur ! ↩︎
  7. Pour ne pas nommer l’extrême droite et les antisémites, Camus a aussi l’indignation très sélective et ne s’intéresse qu’à certaines radicalités, pour ne pas en dénoncer trop d’autres… au hasard, devinez. ↩︎
  8. Oh, je suis un troll qui qualifie les gens dont il parle !!! ↩︎
  9. Src : Wikipedia qui cite Pascal Boniface, « Fourest et les complotistes : posons les bonnes questions sur la manipulation de l’info », leplus.nouvelobs.com, 12 février 2013 (consulté le 19 janvier 2018)↩︎
  10. Et puis Enthoven il a sa chanson par Carla Bruni, il a quitté Lévy, fille de, qui en a pondu un livre inoubliable, et puis c’est un Parisien chic, pas comme l’autre plouc normand d’Onfray qu’on connait même pas ses frasques sexuelles, le nul. ↩︎
  11. Sa seule solution pour lutter contre les complotismes, en fin de séance, sera d’occuper le terrain et les réseaux sociaux, donc de sauver la République en péril à coup de petites phrases, de chroniques et de tweets sur un peu tout et n’importe quoi, où il donnera le ‘la’ au peuple désaccordé. On reconnaîtra un peu la solution d’Angot face au viol : écrire des livres, et pour ceux qui ne savent pas faire …acheter les siens. Ou celle de Freud : aller en analyse. Payer, toujours payer et être dépendant d’un autre, d’un expert, d’une élite… Sauf que Fils de, il dit tout ça sans crier, avec un regard mi-méprisant mi-paternaliste, genre t’inquiète, si tu ne sais pas quoi penser, il te dira. ↩︎
  12. Lequel, comment trouver les bornes des limites qui permettent de définir ce juste milieu aristotélicien ? ↩︎
  13. Allez mon Rudy et Fils de, dénoncez JSS News et allez expliquer ça au CRI(J)F, hahahaha ! D’où le silence assourdissant sur cet exemple dans leur réponse. ↩︎
  14. Même s’il n’a pas besoin de vous pour se décerner tacitement le titre de « sage » perdu dans un monde de trolls (vers 1:30:00). Et ne lui demandez pas alors pourquoi il n’est pas platonicien, ou hobbesien et défenseur d’un Etat fort qui contrôle et impose le Bien pour la Cité, et pourquoi il ne dénonce-t-il pas la démocratie si les trolls pullulent : une dictature fonctionne mieux quand elle ne se montre pas comme telle et use de philosophes pour fliquer la pensée plutôt que d’agents de police. ↩︎

Photo d’entête : « 14. Mouches » par Guillaume Gautreau

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