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Titre original : “F. A. Hayek on Government and Social Evolution: A Critique”
Première publication : The Review of Austrian Economics, vol.7, n°1, 1994, pp. 67-93
Traduit par François Guillaumat
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Autant de marché que possible, autant d’Etat que nécessaire
Devise du Programme de Bad Godesberg adopté par le Parti démocrate social [SDP] d’Allemagne
Thèse numéro un
On connaît généralement Friedrich A. Hayek pour être un champion de l’économie libérale et un antisocialiste affirmé ; et de fait, toute la vie de Hayek fut un noble combat, solitaire pour la plus grande part, contre la marée montante de l’étatisme et de ses idéologies. Ce nonobstant, il n’en faut pas moins tenir que :
- l’idée que se fait Hayek quant au rôle du marché et de l’Etat est impossible à distinguer systématiquement de celle d’un démocrate-social moderne.
- la raison immédiate des conceptions démocrates-sociales de Hayek est sa définition contradictoire — et, partant, insensée — de la « liberté » et de la « coercition » (une autre raison, épistémologique et fondamentale, son anti-rationalisme contradictoire, sera traitée dans la thèse numéro deux). ((Ce texte n’est nullement une critique de Hayek en tant qu’économiste. A ce titre, Hayek mérite les plus grands éloges ; mais sa théorie économique est largement empruntée à son maître et Mentor Ludwig von Mises. Ce n’est donc pas son originalité propre. Ce qui rend Hayek unique, et le distingue de Mises, est sa philosophie politique et sociale. C’est cette partie-là de son œuvre, et non sa contribution à la théorie économique, qui a rendu Hayek célèbre. Malheureusement, comme nous allons le démontrer ici, c’est cette partie-là, originale, de l’œuvre de Hayek, qui est fausse.))
De l’Etat
A en croire Hayek, l’Etat serait « nécessaire » (et il aurait le « droit » d’acquérir par l’impôt les ressources nécessaires) pour remplir les rôles suivants ((Sur ce qui suit, cf. notamment La constitution de la liberté, chap. 15 et 3ème partie ; Droit, législation et liberté, chap. 14)) : non seulement pour assurer la « police du droit » et la « défense contre les ennemis extérieurs » mais « dans une société avancée, l’Etat doit utiliser son pouvoir de lever des fonds au moyen de l’impôt pour assurer un certain nombre de services qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas être fournis, ou pas suffisamment, par le marché ((Droit, législation et liberté, 3, p. 41. Comparez cette déclaration à celle de John Maynard Keynes :« le programme le plus important de l’Etat s’applique non aux activités que les individus assurent déjà, mais à ces actions qui échappent au domaine de l’individu, à ces décisions qui ne sont prises par personne si ce n’est pas l’Etat qui les prend. La chose importante à faire pour un Etat n’est pas de faire ce que les individus font déjà, et de le faire un peu mieux ou un peu plus mal. C’est de faire les choses qu’ils ne font pas du tout » (The End of Laissez-Faire, vol. 9, Collected Writings [Londres : MacMillan, 1973], p. 291).)) (et comme il existe, à tout moment, un nombre infini de biens et de services qui ne sont pas fournis par le marché, c’est ce qui s’appelle donner un chèque en blanc aux hommes de l’Etat). On y trouve entre autres la « protection contre la violence, les épidémies, et les forces naturelles comme les in ((Droit, législation et liberté, 3, p. 44)). Des fonctions supplémentaires de l’Etat consistent dans « l’assurance d’un certain revenu minimum pour tous ((Ibid., p.55.)) les hommes de l’Etat doivent répartir leurs dépenses dans le temps de manière à intervenir lorsque l’investissement privé fléchit » ((Ibid., p.59.)) ; ils doivent financer les écoles et la recherche de même qu’imposer des « règles de construction, des règles sanitaires, des conditions d’entrée dans certaines professions, la restriction de la vente de certains produits dangereux (tels que les armes, les explosifs, les poisons et les drogues), de même que certains règlements d’hygiène et de sécurité pour les processus de production et le maintien d’institutions publiques telles que les théâtres, terrains de sport, etc. » ((Ibid., p.62.)) ; et ils doivent faire usage de leur pouvoir de « domaine éminent » pour promouvoir l' »intérêt général » ((Ibid., pp.62-63.)).
En outre, ça (sic) pense généralement qu' »il y a des raisons de penser qu’avec l’accroissement de la prospérité générale et de la densité de la population, la proportion des besoins qui ne peuvent être satisfaits que par l’action collective continuera à s’accroître ». ((Ibid., p.53.))
Dans la Constitution of Liberty, Hayek voulait en outre que les hommes de l’Etat assurent la « stabilité monétaire » (alors que plus tard il préfèrera un système bizarre pour dénationaliser la monnaie) ((F.A. Hayek, ‘Denationalization of Money: The Argument Refined, London, Institute of Economics Affairs, 1990.)) ; les hommes de l’Etat devaient aussi mettre en œuvre un vaste système d’assurance obligatoire (« une coercition pour prévenir une coercition plus grande » ((Constitution of Liberty, p.286.)) ; des logements publics, subventionnés, devaient éventuellement être assurés par les hommes de l’Etat ((Ibid., p.346.)) ; de même, la « planification » et le « zonage » des villes sont considérés comme une tâche adéquate pour les hommes de l’Etat— à condition que la « somme des gains l’emporte sur celle des pertes ((Ibid., p.351. Où étaient passées les déclarations répétées de Hayek, en tant qu’économiste, comme quoi toute comparaison d’utilités entre les personnes est scientifiquement non valide ?)) ; et enfin « l’entretien d’un cadre, ou d’occasions de récréation, ou la préservation de la beauté naturelle ou de sites historiques, ou d’emplacement scientifiquement intéressants de parcs, de réserves naturelles, etc., » est aussi considérée comme une tâche étatique.((Ibid., p.375.))
En outre, Hayek insiste pour que nous nous rendions compte que la question n’est pas la taille de l’Etat ni la vitesse à laquelle il croît. La seule chose importante est que l’action des hommes de l’Etat se conforme à certaines exigences formelles : « C’est le caractère et non le volume de l’activité étatique qui est important. » ((Ibid., p.222.)) Les impôts en tant que tels, le niveau absolu des impositions ne sont pas un problème pour Hayek. Les impôts —et de même le service militaire obligatoire— perdent leur caractère de mesures coercitives, « s’ils sont au moins prévisibles et si on les impose sans tenir compte de la manière dont l’individu aurait autrement employé ses ressources ; cela les prive en grande partie du caractère néfaste de la coercition. Si la nécessité, connue, de devoir payer un certain montant d’impôts devient le fondement de tous mes plans, si une période de service militaire est un moment prévisible de ma carrière, alors je peux suivre un plan de vie général qui est de ma propre facture, et je suis aussi indépendant de la volonté d’une autre personne que des hommes ont pu apprendre à l’être en société ((Ibid., p.143.)). Mais de grâce, que cet impôt soit proportionnel, et ce service militaire, universel !
Devant un tel galimatias, et après une telle énumération de fonctions abandonnées aux hommes de l’Etat, la différence entre Hayek et un démocrate-social moderne se réduit à la question de savoir si oui ou non il faut privatiser la Poste (Hayek répond que oui).
Sur la liberté et la coercition
La dernière citation à l’appui de la thèse précitée confirme en même temps que la théorie démocrate-sociale de l’Etat chez Hayek trouve son explication dans la manière absurde dont il définit la liberté et la coercition ((Sur ce qui suit, cf. Ronald Hamowy, « Freedom and the Rule of Law in F. A. Hayek », Il Politico (1970-71); idem, « Hayek’s Concept of Freedom: A Critique », New Individualist Review (Avril, 1961); idem, « Law and the Liberal Society: F. A. Hayek’s ‘Constitution of Liberty' », Journal of Libertarian Studies, 2 (Hiver 1978)- Murray N. Rothbard, « F. A. Hayek and the Concept of Coercion, » in: idem, The Ethics of Liberty (Atlantic Highlands: Humanities Press, 1981) [« F. A. Hayek et le concept de coercition » in : L’Ethique de la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 1991].)).
Hayek définit la liberté comme l’absence de coercition. Mais contrairement à une longue tradition de pensée libérale classique, il ne définit pas la coercition comme l’initiative (ou la menace) de la violence physique à l’encontre d’une autre personne ou de sa propriété légitime (acquise par la première mise en valeur, la production ou l’échange). A la place, il nous offre une définition dont le seul mérite[, si l’on peut dire,] tient au flou de son caractère. Par la « coercition », « nous entendons une emprise telle d’une personne sur le milieu ou la situation d’une autre que celle-ci, pour éviter un mal plus grand, est forcée d’agir non pas conformément à un projet personnel, mais pour servir les fins d’un autre, ((Constitution of Liberty, pp. 20-21.)) ou alors « la coercition a lieu lorsqu’on amène les actions d’un homme à servir la volonté d’un autre, non pour servir ses projets à lui, mais ceux de l’autre ((Ibid., p. 133.)). La liberté, à l’inverse, est « une situation dans laquelle chacun peut faire usage de sa propre information [et non : de sa propriété] au service de ses propres projets . » ((Law, Legislation, and Liberty, 1, pp. 55-56.))
Cette définition n’inclut donc aucune référence à des actions, à des produits rares ni à la propriété. Non, la « coercition » fait référence à une configuration spécifique de volontés respectives (ou de plans, ou de pensées, ou d’attentes). Mais alors elle ne sert à rien, et pour les raisons suivantes :
- Tout d’abord, elle est inutilisable en tant que guide pour l’action (qu’est-ce que j’ai le droit de faire ici et maintenant si je ne veux pas commettre un acte de coercition ?), parce qu’en général, je ne sais pas quels sont la volonté et les plans des autres, et dans tous les cas, connaître la volonté de tous les autres serait impossible. Même si je le voulais, je ne pourrais pas être sûr au départ (ex ante) si ce que je projette ne va pas imposer une « coercition » à quelqu’un. Or, il faut bien que les individus aient le droit d’agir « correctement » avant de savoir quoi que ce soit des projets des autres, et même si littéralement, ils ne savent rien de ce qu’ils projettent.
Cependant, pour que cela soit possible, il faut que le critère employé pour distinguer entre la « liberté » et la « coercition » soit un critère objectif. Il doit se référer à un événement, ou à un non-événement, qui possède une description physique (et dont celui qui agit doit pouvoir maîtriser le résultat).
- Deuxièmement, la description de Hayek est tout aussi inutilisable en tant que critère rétrospectif (ex post) de la justice (l’accusation de Tartempion contre Machin est-elle justifiée ? Qui est coupable et qui ne l’est pas ?). Aussi longtemps que Tartempion et Machin partagent les mêmes conclusions quant à l’innocence et à la culpabilité (y compris sur des questions de compensation ou de punition), il n’y a aucun problème pour le critère de Hayek. Mais lorsque l’unanimité règne, aucun critère ne peut jamais être pris en défaut. En revanche, le critère hayékien échoue misérablement dans les cas auxquels on prétend l’appliquer : chaque fois que le plaignant et le défendeur ne sont pas d’accord, et où il faut bien malgré tout rendre un verdict. Comme la norme de Hayek ne contient aucun critère physique (dont des personnes différentes puissent s’assurer), ses jugements seront purement arbitraires. En tant que prédicats mentaux, les catégories hayékiennes de la liberté et de la coercition sont compatibles avec n’importe quelle situation objective, avec n’importe quel état du monde physique. Elles sont impuissantes à opérer des distinctions réelles.
Comme on pouvait s’y attendre, les tentatives de Hayek pour appliquer ses définitions affichent les mêmes confusions et contradictions :
1. En appliquant sa définition, Hayek conclut d’un côté que l’initiative, et la menace de la violence physique constituent une « coercition. » « La menace de la force, de la violence est la plus importante forme de coercition ((Constitution of Liberty, p. 135.)). » « Une vraie coercition se produit lorsque des bandes armées de conquérants obligent le peuple soumis à travailler pour elles, lorsque des gangsters extorquent un prélèvement pour leur ‘protection’ ((Ibid., p. 137.)). » En revanche, (en témoignent les citations plus haut) il ne tient pas pour « coercitifs » des actes qui prennent l’initiative (ou exercent la menace) de la violence comme le service militaire obligatoire ou les impôts, à condition que les victimes de telles agressions aient pu s’y attendre de façon fiable, afin de pouvoir s’y adapter.
2. D’un côté, Hayek identifie la violence physique avec la « coercition. » De l’autre, il n’accepte pas l’absence de violence ou de dommages physiques comme critère de « non-coercition. » « La menace physique de la force n’est pas la seule manière dont la coercition peut s’exercer ((Ibid., p. 135.)). » Même si Tartempion n’a commis aucune agression physique contre Machin ni sa propriété, eh bien ça n’empêche pas qu’il puisse être coupable de « coercition. » A en croire Hayek, c’est aussi le cas lorsque Tartempion est coupable de ne pas avoir aidé Machin, dans tous les cas où il a choisi de ne pas lui fournir les biens et services qu’il attendait de lui, et jugeait « cruciaux pour mon existence ou la préservation de ce qui est le plus important à mes yeux ((Constitution of Liberty, p. 135.)). » Hayek prétend que seuls un petit nombre de cas satisfont à ce critère : le propriétaire d’une mine dans une ville minière, qui décide de ne plus employer un ouvrier se livre prétendument à la « coercition » ; de même, c’est censé être de la « coercition » si le propriétaire de la seule source dans un désert refuse de vendre de son eau, ou refuse de la vendre à un prix que les autres jugeraient « juste. » Mais on n’a pas besoin de trésors d’imagination pour reconnaître que le critère de Hayek englobe en fait n’importe quelle situation. Il n’existe pas de décision pacifique, de la part de qui que ce soit, qui ne puisse être interprétée en ce sens comme de la « coercition » ; car toute activité représente en même temps l’omission d’innombrables autres actions éventuelles, et toute omission devient de la « coercition » s’il se trouve une seule personne pour prétendre que l’action omise aurait été « cruciale pour la préservation de ce qui est le plus important à mes yeux. »
Or, chaque fois que l’on confond, dans un même concept de « coercition », des cas de refus de coopérer avec des agressions physiques, il en résulte des contradictions inextricables ((Cf. aussi Murray N. Rothbard, Power and Market (Kansas City: Sheed Andrews & McMeel, 1977), pp. 228-34 ; Hans-Hermann Hoppe, « Von der Strafunwürdigkeit unterlassener Hilfeleistung » dans idem, Eigentum, Anarchie und Staat (Opladen: Westdeutscher Verlag, 1977); idem, « On the Indefensibility of Welfare Rights », Austrian Economics Newsletter, n°3, 1989.)) :
— Si c’est l’omission de Tartempion qui constitue une « coercition » envers Machin, alors Machin a nécessairement le droit de se « défendre » contre Tartempion. La seule manière pour Machin de se « défendre » à ce titre serait d’employer la violence physique contre Tartempion (afin de forcer ledit Tartempion à faire ce qu’il éviterait autrement de faire)—mais alors les actes d’agression physique ne pourraient plus être un critère de « coercition » ! L’initiative de la violence physique deviendrait une simple « défense ». Dans ce cas, on définirait la « coercition » comme le refus d’échanger, et toute tentative pour se défendre contre un échange forcé (c’est-à-dire exécuté sous la menace de la violence).
— En revanche, si c’est l’agression physique qui est le critère de la « coercition, » alors Machin ne sera pas autorisé à se « défendre » contre les omissions de Tartempion ; et si Machin tentait malgré tout de le faire, alors c’est Tartempion qui aurait le droit de se défendre —mais alors, de telles omissions ne pourraient pas passer pour « coercitives ».
3. C’est des ces confusions conceptuelles que procède l’absurde thèse hayékienne de l' »inévitabilité de la coercition » et sa « justification » correspondante, également absurde, de l’Etat. « Cependant, on ne peut pas entièrement éviter la coercition parce que la seule manière de la prévenir est la menace de la coercition. La société libre a résolu ce problème en conférant à l’Etat le monopole de la coercition, et en essayant de limiter ce pouvoir de l’Etat aux cas où elle est nécessaire pour empêcher la coercition par les personnes privées ((Constitution of Liberty, p.21 ; cf. aussi pp.141 et suiv.)). » Si on se base sur les deux définitions hayékiennes de la « coercition », cette thèse n’a absolument aucun sens. Si l’omission est une « coercition, » alors la coercition au sens de la violence physique devient nécessaire (et non inévitable). En revanche, si c’est la menace d’agression physique qui est de la « coercition, » on peut parfaitement l’éviter ; tout d’abord, parce que toute personne a le pouvoir de choisir si oui ou non elle en attaquera une autre physiquement ; et deuxièmement, parce que toute personne a le droit de se défendre par tous les moyens dont elle dispose pour faire face à l’agression physique d’une autre. La seule chose qui soit inévitable c’est que la défense violente sera nécessaire aussi longtemps qu’une menace d’agression physique existera. Mais le caractère inévitable de cette violence défensive n’a rien à voir avec une prétendue « inéluctabilité » de la coercition » (à moins qu’on ne brouille la différence catégorique qui existe entre l’attaque et la défense, et prétende que l’éventualité d’avoir à se défendre en cas d’attaque serait de même nature que l’éventualité d’en commettre une). Si la violence physique est interdite, alors il s’ensuit qu’on a le droit de se défendre contre elle. Il est donc absurde de classer l’attaque et la défense sous la même rubrique de la « coercition ». La défense est à la coercition ce que le jour est à la nuit.
En outre, le caractère inévitable de la défense n’entraîne en soi aucune espèce de justification pour un monopole étatique de la coercition. Au contraire. Un Etat n’est en rien un simple « monopoleur de la défense » qui aiderait (comme un monopoliste, c’est-à-dire : de manière inefficace) les personnes privées à s’épargner des charges de défense qui seraient « inévitables » autrement. Parce que sinon ils seraient incapables de fournir aucun service de défense, le monopole de la coercition des hommes de l’Etat inclut en particulier leur droit de commettre des actes de violence contre les citoyens privés, et l’obligation complémentaire imposée à ces derniers de ne pas se défendre contre ces attaques étatiques. Mais quelle justification pour un Etat, que de dire en substance que si une personne se rend inconditionnellement à un assaillant, elle pourra s’épargner des charges de défense autrement « inévitables » ?
Thèse numéro deux
La raison épistémologique fondamentale de l’absurde théorie de l’Etat et de la coercition chez Hayek doit être trouvée dans son anti-rationalisme systématique.
(l) Cet anti-rationalisme s’exprime d’abord dans le fait que Hayek rejette l’idée d’une normative cognitive. Hayek est un relativiste éthique (qui, comme nous l’avons déjà montré, ne considère même pas qu’une claire distinction morale entre l’attaque et la défense soit possible.).
(2) Deuxièmement — et de façon encore plus spectaculaire — L’anti-rationalisme de Hayek est exprimé par sa « théorie de l’évolution sociale », dans laquelle l’action délibérée et l’intérêt personnel, les essais, les erreurs et l’apprentissage, la violence et la liberté, de même que l’Etat et le marché (c’est-à-dire la société civile), sont systématiquement éliminés comme facteurs d’explication du changement social, et remplacés par une mystérieuse « spontanéité » et par un principe collectiviste-holiste-organique de « sélection des groupes culturels » (la citation par Hayek de Carl Menger comme précurseur de sa propre théorie est fausse. Menger se serait gaussé de la théorie hayékienne de l’évolution comme un pur mysticisme. Le successeur de Menger n’est pas Hayek, mais Ludwig von Mises et son « rationalisme social »). ((La documentation de cette thèse incidente sera limitée au minimum et tenue aux notes de bas de page. Sur la différence fondamentale entre Menger et Mises d’une part et Hayek de l’autre, cf. Joseph T. Salerno, « Ludwig von Mises as Social Rationalist », Review of Austrian Economics, 4, 1990, pp.26-54 ; Jeffrey M. Herbener, « Ludwig von Mises and the Austrian School of Economics », Review of Austrian Economics, 5, n°2, 1991, pp.33-50 ; Murray N. Rothbard, « The Present State of Austrian Economics », Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, Working Paper, 1992.))
« En outre, si la civilisation est le résultat de changement progressifs et non délibérés dans les normes morales, alors aussi réticents que nous devions être à l’accepter, aucun système éthique universellement valide ne peut jamais nous être connu ((F. A. Hayek, The Fatal Conceit: The Errors of Socialism, W. W. Bartley III, ed., Chicago, University of Chicago Press, 1988, p.20.)). » Bien plus, « l’évolution ne peut pas être juste… En fait, insister pour que tout changement à venir soit juste impliquerait d’exiger que toute évolution s’arrête. L’évolution nous mène en avant précisément parce qu’elle nous apporte bien des choses que nous ne pouvions ni vouloir ni prévoir, et encore moins juger pour leurs propriétés morales ((Ibid., p. 74.)). » Ou encore : « Prétendre connaître la direction désirable du progrès me semble représenter le comble de l’hubris. Un progrès guidé ne serait pas un progrès ». ((Law, Legislation and Liberty, 3, p. 169.)) (Autant pour la question de savoir si Hayek pourrait ou non donner des conseils aux anciens pays communistes de l’Europe de l’Est : il ne propose rien d’autre que de miser sur l' »évolution spontanée ».)
C’est une caractéristique de l’anti-rationalisme de Hayek qu’il ne cherche pas à prouver cette thèse contre-intuitive, comme il le faudrait. En fait, il n’essaie même pas de la rendre plausible.
C’est le même anti-rationalisme qui conduit Hayek — parfois à quelques pages de distance seulement — à dire des choses qui paraissent complètement opposées (la cohérence logique n’est pas exigible d’un anti-rationaliste). Par exemple : « là où il n’y a pas de propriété il n’y a pas de justice. » ((Fatal Conceit, p.33 ; cf. aussi la Constitution of Liberty, p.140.))
Et de citer favorablement John Locke dans ce passage on ne peut plus rationaliste :
« Dire ‘là où il n’y a pas de propriété, il n’y a pas de justice, c’est une proposition aussi certaine que n’importe quelle démonstration d’Euclide : car la propriété est un droit sur quelque chose et ce que l’on appelle injustice est l’empiétement sur ce droit ou sa violation pure et simple ; il est évident qu’une fois que ces notions sont établies, et que les dénominations leur sont associées, je peux savoir que cette proposition est vraie avec autant de certitude que le fait qu’un triangle a trois angles [dont la somme est égale] à deux angles droits. » ((Fatal Conceit, p.34.))
Finalement, c’est encore typique de Hayek lorsqu’à peine une page plus loin, alors qu’on en est encore à se demander comment faire coller l’idée lockéenne d’une morale « euclidienne » avec sa thèse de la prétendue « impossibilité » d’une normative universellement valide, il revient, dans une nouvelle contorsion dialectique, à son point de départ relativiste. « Les institutions de la propriété, telles qu’elles existent à présent, sont loin d’être parfaites ; en fait, nous ne pouvons guère dire encore en quoi une telle perfection pourrait consister. » ((Ibid., p.35.))
« On a récemment reconnu que les concepts traditionnels de la propriété constituent un panier modifiable et très complexe dont les combinaisons les plus efficaces n’ont pas encore été découvertes dans tous les domaines. » ((Ibid., p.36.)) En particulier, les investigations de l’Ecole de Chicago (Coase, Demsetz, Becker et d’autres) « ont ouvert la possibilité de nouvelles améliorations dans le cadre juridique de l’ordre du marché. » ((Ibid.))
Hayek ne juge pas digne de mention, ou méconnaît purement et simplement, que les théories de Locke et celles de l’école de Chicago sur la propriété sont incompatibles. Pour Locke, les principes de la propriété de soi, de l’appropriation originelle : le droit de la première mise en valeur, de la production et de l’échange volontaire, sont des normes éthiques universellement valides. La théorie lockéenne de la propriété privée est une théorie de la justice, et Locke est un absolutiste en matière normative. A l’opposé, les représentants de l’école de Chicago nient la possibilité d’une éthique rationnelle, universellement valide. Il n’y a pas de justice à Chicago. Qui possède quoi et qui ne le possède pas, et de même qui est l’attaquant et qui est la victime, n’est pas pour Coase et ses collègues déterminé une fois pour toutes, et ne dépend pas de qui a fait quoi dans le passé. Non, il faut que les titres de propriété soient distribués parmi les gens, et redistribués** si les conditions changent, de telle manière que l’efficacité économique soit maximisée**. La personne qui est censée faire l’usage le plus efficace des ressources — « mesuré » en termes monétaires — devient propriétaire ; celui qui aurait à subir les coûts monétaires les plus faibles s’il lui fallait abandonner l’activité en litige est déclaré « agresseur » dans un conflit sur les droits de propriété. Et chaque fois qu’au cours du temps les rôles de l’utilisateur le plus « efficient » ou de celui à qui il en coûterait le moins de renoncer changent d’une personne à l’autre, il faut redistribuer les titres de propriété en conséquence. ((Cf. Ronald Coase, The Firm, the Market, and the Law, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; Harold Demsetz, Ownership, Control, and the Firm, Oxford, Blackwell, 1988 ; pour une critique cf. Walter Block, « Coase and Demsetz on Private Property Rights », Journal of Libertarian Studies, 1, n°2, printemps 1977.))
Le caractère mystique-collectiviste de la théorie hayékienne de l’évolution sociale spontanée apparaît clairement dans des passages tels que ce qui suit :
1. « Lors du processus de la transmission culturelle, au cours de laquelle les règles de conduits passent de génération en génération, un processus de sélection a lieu, dans lequel l’emportent les types de comportement qui conduisent à la formation d’un ordre plus efficace pour l’ensemble du groupe, parce que ces groupes-là sont ceux qui l’emporteront sur les autres. » ((F. A. Hayek, New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas]], Chicago, University of Chicago Press, 1978, p.9.))
2. « Dans la mesure où de telles règles l’ont emporté parce que le groupe qui les adoptait avait plus de succès, personne n’avait besoin de savoir pourquoi ce groupe a réussi et pourquoi, par conséquent, ses règles ont été généralement adoptées. » ((Law, Legislation and Liberty, 2, p.5.))
3. « La culture est une tradition de règles de conduite apprises qui n’ont jamais été ‘inventées’ et dont les individus qui agissent ne comprennent généralement pas la fonction…, le résultat d’un processus de vannage et de filtrage, guidé par les différences d’avantages acquis par des groupes, parce que, pour quelque raison inconnue voire purement accidentelle, ils ont adopté certaines pratiques. » ((Law, Legislation and Liberty, 3, p.155.))
« L’homme n’a pas adopté de nouvelles règles de conduite parce qu’il était intelligent. Il est devenu intelligent en se soumettant à de nouvelles règles de conduite. » ((Ibid., p.163.))
« Nous n’avons jamais inventé notre système économique. Nous n’étions pas assez intelligents pour cela. Nous sommes tombés dessus, et il nous à conduits à des hauteurs insoupçonnées, et a donné naissance à des ambitions qui pourraient nous amener à le détruire. » ((Ibid., p.164.))
4. La civilisation « n’est pas née d’un plan ni d’une intention humaine mais spontanément : elle est apparue parce qu’on s’était involontairement conformé à certaines pratiques traditionnelles et principalement morales, que beaucoup de gens ont tendance à détester, dont ils ne comprennent généralement pas le sens, dont ils ne peuvent pas prouver la valeur, et qui se sont néanmoins rapidement propagées par une sélection évolutionniste —par l’accroissement relatif de la population et de la richesse— des groupes qui se trouvaient les suivre. » ((Fatal Conceit, p.6.)) « les traditions morales dépassent les capacités de la raison. » ((Ibid., p.10.))
« L’esprit n’est pas un guide mais le produit de l’évolution culturelle, et elle est plus fondée sur l’imitation que sur la compréhension ou la raison. » ((Ibid., p.21.))
La théorie de Hayek consiste donc en trois propositions :
(l) Une personne commence par accomplir spontanément une action — sans savoir pourquoi ni dans quel but ; et quelqu’un conserve cette pratique sans raison — qu’elle ait ou non conduit à un succès quelconque (car sans projet ni objectif, il ne saurait y avoir ni succès ni échec) (la mutation culturelle).
(2) la nouvelle pratique est imitée par d’autres membres du groupe —encore une fois sans motif ni raison. la prolifération de la pratique s’arrête une fois que tous les membres du groupe l’ont adoptée (la transmission culturelle).
(3) les membres des autres groupes n’imitent pas cette pratique. Les groupes qui adoptent spontanément et inconsciemment une meilleure règle morale afficheront une croissance relativement plus élevée de leur population, ou une plus grande richesse, ou « l’emporteront » d’une autre manière non précisée (la sélection culturelle).
Hayek prétend que cette théorie explique l’apparition de la propriété privée, de la division du travail et de l’échange, de même que celle de la monnaie et de l’Etat. Dans la réalité, cependant, ces pratiques et institutions fournissent des exemples parfaits pour démontrer l’absurdité intégrale de la théorie (et qui est telle que Hayek ne peut s’empêcher de la contredire lui-même tant et plus). ((Sur ce qui suit, cf. aussi David Ramsey Steele, « Hayek’s Theory of Cultural Group Selection », Journal of Libertarian Studies, 8, n°2, 1987.))
La mutation culturelle
La théorie hayékienne de la spontanéité pourrait s’appliquer à des légumes (et encore, elle aurait toujours des problèmes à cause du « lamarckisme » affiché de Hayek) ((Cf. The Fatal Conceit, p.25.)), mais elle n’est décidément pas applicable à des acteurs humains. Toute action implique une mise en œuvre délibérée de moyens rares, et quiconque agit est toujours capable de distinguer entre une action réussie et une action qui échoue. le concept d’une action inconsciente-spontanée à la Hayek est une pure et simple contradiction dans les termes — contradictio in adjecto. L’action est toujours consciente et Zweckrational. De sorte que la théorie de Hayek conduit à un dilemme inéluctable : si on applique sa théorie à Hayek lui-même, alors sa propre activité consistant à écrire des livres n’est absolument rien d’autre qu’une émanation sans but, à propos de laquelle la question de la véracité et de la fausseté, ou du succès et de l’échec, n’apparaissent tout simplement pas. Ou alors les écrits de Hayek sont une action qui vise un but. Dans ce cas, sa théorie est manifestement fausse, puisqu’en tentant d’éclairer sa lanterne (et la nôtre) sur le chemin de l’évolution sociale, Hayek n’agit plus « spontanément » mais essaie au contraire consciemment et rationnellement d’influencer le changement social.
En ce qui concerne notamment l’origine de la propriété privée, il n’est que d’introduire dans la proposition « 1 » des pratiques telles que l’appropriation originelle d’un bien sans maître ou la production d’un bien de capital pour reconnaître immédiatement son absurdité. L’appropriation et la production des biens de capital sont des activités délibérées. On s’engage dans l’appropriation initiale et on produit des biens de capital parce qu’on aime mieux avoir davantage de biens plutôt que d’en avoir moins, et qu’on reconnaît la plus grande productivité physique d’une terre appropriée et de la production capitaliste. Même si l’invention d’un bien de capital, tel que par exemple le marteau ou la hache, s’était d’abord produite par accident, l’inventeur n’en aurait pas moins compris à quoi il était utile, et toute répétition de la pratique inventée se produirait délibérément et avec raison.
La transmission culturelle
Egalement absurde est la théorie hayékienne de l' »association spontanée » par imitation inconsciente. L’imitation par les autres des pratiques d’appropriation originelle et de la production indirecte, capitaliste est également motivée par le désir d’une plus grande prospérité personnelle. C’est une imitation justifiée. Ni la violence externe, ni la chance ni la « spontanéité » ne sont nécessaires pour l’expliquer. Et elles ne sont pas non plus nécessaires pour expliquer l’émergence de la division du travail et de l’échange interpersonnel. Les gens reconnaissent, et ont toujours reconnu, que la division du travail et l’échange volontaire conduisent à une plus grande productivité physique que si l’on devait demeurer dans l’autarcie. ((Cf. Ludwig von Mises, Human Action. A Treatise on Economics, Chicago, Henry Regnery, 1966, chap. 8. « Si, et dans la mesure où, le travail est plus productif dans le cadre de la division du travail que dans l’isolement, et dans la mesure où l’homme est capable de se rendre compte de ce fait, l’action humaine tend en elle-même vers la coopération et l’association ; l’homme devient un être social non en sacrifiant ses propres intérêts à un mythique Moloch social, mais en cherchant à améliorer son propre sort. L’expérience enseigne que cette condition —une plus grande productivité obtenue par la division du travail— existe parce que sa cause : l’inégalité native des hommes et la diversité dans la répartition géographique des facteurs naturels de production, est réelle. De sorte que nous sommes en position de comprendre le cours de l’évolution sociale » (ibid, p.160-61). « Le libéralisme considère toute coopération sociale comme émanant d’une utilité rationnellement reconnue » (Ludwig von Mises, Socialism, Indianapolis, Liberty Fund, 1981, p.418) [Le socialisme, éd. de Médicis, 1950]. Hayek rejette cette explication. Pour lui, considérer comme le fait Mises « toute coopération sociale comme émanant de l’utilité rationnellement reconnue est une erreur. Le rationalisme extrême de ce passage me semble factuellement erroné. Ce n’était certainement pas la compréhension de ses avantages qui a conduit au développement de l’économie de marché » (« Foreword » au Socialism, ibid., p.xxiii). On se demande quelle autre explication donner au phénomène, mais Hayek ne l’explique pas — sauf par allusion à l' »évolution spontanée. » Encore plus inexplicable doit apparaître le fait qu’il n’y a jamais eu aucune espèce de société qui n’ait connu la propriété privée et l’échange. (Les « hordes primitives » de Hayek [Law, Legislation, and Liberty, 3, « Epilogue »; Fatal Conceit, chap. 1] sont un mythe, comparable au mythe du « Communisme primitif » de Morgan-Engels, pour lequel il n’existe pas une trace de preuve anthropologique. Quant à la transition de la société du face-à-face à l’économie anonyme, impersonnelle, cela n’a pas du tout été un événement traumatisant, qui aurait nécessité des mœurs et des motifs d’action fondamentalement différents. Le marché mondial n’est absolument rien d’autre que l’ensemble des transactions réalisées entre personnes singulières et n’est pas plus difficile à comprendre, en tant que tel, que n’importe quel échange bilatéral de produits. Cependant, Hayek commet ensuite une pure et simple falsification lorsque, en dépit de toutes les indications historiques qui prouvent le contraire, il nomme Mises au poste de précurseur moins avancé de sa propre théorie (celle de Hayek) : « Il me semble que l’enseignement essentiel de Mises est de montrer que nous n’avons pas adopté la liberté parce que nous comprenions les avantages qu’elle apporterait : que nous n’avons pas construit, et que nous n’étions certainement pas assez intelligents pour construire, cet ordre que nous avons maintenant partiellement appris à comprendre, bien après que nous avions eu énormément d’occasions de voir comment il marchait… C’est un grand mérite de Mises que de s’être largement émancipé de ce point de départ rationaliste et constructiviste, mais cette tâche doit encore être complétée » (ibid., pp.xxiii-xxiv). En fait, Mises n’a jamais rien dit qui ressemble ne serait-ce que de loin à ce que Hayek insinue ; et s’il y a lieu de rendre hommage à Mises, ce n’est pas pour s’être émancipé de son rationalisme mais bien pour ne l’avoir jamais abandonné.))
De même, pour qu’apparaisse une économie monétaire, on n’a pas besoin d’attendre une mutation spontanée. Dans une condition d’incertitude, toute économie de troc doit subir des pannes dans le cours de ses échanges (chaque fois que fait défaut la double coïncidence des besoins). Dans cette situation, une personne n’en peut pas moins accroître sa propre richesse, si elle reconnaît que les biens peuvent être employés non seulement à des fins personnelles mais aussi comme monnaie d’échange —pour être revendus— et si elle réussit à acquérir un bien plus facilement vendable en échange d’un bien qui l’est moins. La demande pour un produit en tant que monnaie d’échange accroît son caractère vendable. La pratique sera imitée par d’autres pour résoudre leurs propres problèmes de vente, et à l’issue d’un processus d’imitation auto-amplifié, émergera un moyen d’échange unique et universel —une monnaie marchandise— dont la distinction unique par rapport à tous les autres biens sera d’avoir la plus grande capacité à être revendu. ((Cf. Carl Menger, Principles of Economics (New York: New York University Press, 1976), chap. 8; Ludwig von Mises, Theory of Money and Credit, Irvington-on-Hudson, N. Y.: Foundation for Economic Education, 1971), chap. 1.))
Mais rien de tout cela ne se fait par chance. A l’origine de la propriété privée, de l’échange et de la monnaie, partout le projet personnel, l’intelligence et l’action délibérée sont à l’œuvre.
En fait, sa théorie est d’une fausseté tellement patente que fréquemment Hayek se replie sur une seconde variante, qui est plus modérée. D’après cette version, la division du travail et l’échange seraient « des conséquences non délibérées de l’action humaine », « le résultat de l’action des hommes et non de leurs desseins. » ((F. A. Hayek, Studies in Philosophy, Politics, and Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1967, chap. 6.))
Le processus de l’association humaine peut ne pas cheminer de manière entièrement inconsciente, mais il le fait en grande partie. Un acteur peut être capable de reconnaître ce qu’il gagne personnellement à des actes d’appropriation, de production, d’échange et d’emploi de la monnaie—et dans cette mesure-là, le processus de l’évolution peut apparaître rationnel. Cependant, un acteur ne peut pas reconnaître les conséquences indirectes de ses actions (et ce sont prétendument ces conséquences-là, inconscientes et non voulues, pour la société dans son ensemble, qui seraient décisives pour la réussite ou l’échec évolutionniste des pratiques individuelles). Et comme ces conséquences-là ne peuvent pas être connues, le processus de l’évolution sociale est finalement irrationnel, ((Ainsi, Hayek écrit-il que c’était un rationalisme perverti qui interprétait la loi naturelle comme des constructions déductives de la « raison naturelle ». Le droit est au contraire « le résultat non planifié d’un processus de croissance » (ibid., p.101).))
motivé non par des idées vraies ou fausses, mais par un mécanisme aveugle, agissant inconsciemment, de sélection des groupes.
Malgré tout, cette variante-là aussi est contradictoire, absurde.
Tout d’abord, il est contradictoire de caractériser les actions par leurs conséquences inconscientes, indirectes et ensuite, du même pas, de nommer ces conséquences. Si les conséquences indirectes peuvent être nommées et décrites, on peut aussi les vouloir. Autrement, si elles sont effectivement inconscientes, il n’y a rien qu’on puisse en dire — une chose dont il est impossible de dire quoi que ce soit ne peut évidemment pas avoir d’influence identifiable sur les actions de qui que ce soit— et on ne peut pas les rendre non plus responsables des différences de réussite évolutionniste de groupes différents. Ainsi, il est immédiatement dépourvu de sens de décrire —comme le fait Hayek— la tâche du théoricien de la société comme celle d’expliquer les « figures et régularités involontaires que nous découvrons dans la société humaine. » ((Ibid., p.97.))
La tâche du théoricien social est d’expliquer les conséquences directes et indirectes (et non pas : voulues et non voulues) des actions humaines et ainsi contribuer à une rationalisation progressive de l’action humaine —à une extension de la connaissance des buts possibles (réalisables) et la compatibilité mutuelle des différents objectifs. ((A ce moment, on pourrait être tenté de comparer Hayek à son prédécesseur prétendu Carl Menger. Pour Hayek, le droit est assurément « le résultat non prévu d’une évolution. » « Nos valeurs et nos institutions ne sont pas seulement déterminées par des causes antécédentes mais comme les éléments d’un processus inconscient d’auto-organisation d’une structure ou d’une forme » (Fatal Conceit, p. 9). Bien au contraire, Carl Menger considère que dans les explications données par les sciences sociales, toutes les références à des catégories telles que la « croissance naturelle », « l’évolution spontanée », « la nature primordiale » ou l' »auto-organisation inconsciente » sont du pur mysticisme. Prétendre expliquer un phénomène social par des forces telles que celles-là c’est ne rien expliquer du tout — c’est une imposture scientifique : « L’origine d’un phénomène n’est en rien expliquée par l’assertion suivant laquelle il aurait été présent depuis le début, ou se serait développé à l’origine… il est clair qu’un phénomène social, du moins sous sa forme la plus originelle, doit s’être développé à partir de facteurs individuels. La conception [organiciste, hayékienne] envisagée ici n’est qu’une analogie entre le développement des institutions sociales et celui des organismes naturels, qui est complètement incapable de résoudre notre problème. Elle affirme, certes, que les institutions sont des créations non voulues de l’esprit humain, mais n’explique pas comment elles sont apparues. Ces tentatives d’interprétation sont comparables à la manière de procéder d’un savant biologiste qui penserait qu’il a résolu le problème de l’origine des organismes naturels en faisant référence à leur ‘originalité’, à leur ‘croissance naturelle’, ou leur ‘nature primitive’… les tentatives pour interpréter le changement dans les phénomènes sociaux comme un ‘processus organique’ ne sont pas moins inadmissibles que les théories qui prétendent résoudre ‘organiquement’ le problème de l’origine des structures sociales non délibérément créées. Nul besoin de noter que les changements dans les phénomènes sociaux ne peuvent pas être interprétés de manière pragmatique, dans la mesure où ils ne sont pas le résultat délibéré d’un accord entre les membres de la société ou de la législation positive, mais le produit non voulu de l’évolution sociale ; mais il est tout aussi évident qu’on ne peut pas tirer la plus petite compréhension de la nature ni des lois de mouvement des phénomènes sociaux en faisant simplement allusion au caractère ‘organique’ ou ‘primordial’ des processus examinés, pas plus que par de simples analogies entre ces phénomènes et les transformations que l’on observe dans les organismes naturels. L’inanité d’une telle orientation de la recherche est tellement évidente que nous ne soucions pas d’en ajouter à ce que nous avons déjà dit » (Carl Menger, Investigations into the Method of the Social Sciences with Special Reference to Economics [New York: New York University Press, 1985], pp. 149-50).))
Deuxièmement, la variante modérée ne peut pas non plus expliquer l’origine de la division du travail, de l’échange et de la monnaie. On peut accorder au départ à Hayek qu’une personne qui réalise un échange, ou qui acquiert un instrument d’échange pour la toute première fois n’y reconnaîtra que son propre avantage personnel (mais non les conséquences indirectes sur la société). Il se peut qu’il ignore (et l’humanité à ses débuts ne le savait certainement pas) que, comme participant à un échange et utilisateur de monnaie, il contribue en dernière analyse au développement d’un marché mondial, intégré par une monnaie-marchandise universellement employée (historiquement : l’or), à une croissance régulière de la population, à une division du travail toujours plus étendue et à une richesse globale en développement continu. En outre, il est impossible en principe de prédire aujourd’hui (ou à n’importe quel moment) la diversité, les quantités, les prix et la distribution personnelle des biens à venir. Mais les conclusions sceptiques, anti-rationalistes de Hayek — comme quoi « un progrès dirigé n’est pas un progrès », comme quoi « nous ne pouvons pas juger à l’avance des propriétés morales du résultat des processus évolutionnistes, » et « nous n’avons jamais inventé notre système économique, nous sommes tombés dessus ; et il pourrait nous conduire à la destruction » — n’en découlent pas.
Car même si une personne ne saisit pas immédiatement les conséquences sociales indirectes de ses propres actions, il est difficile d’imaginer comment cette ignorance pourrait perdurer. A partir du moment où des échanges répétés se produisent entre participants spécifiques, ou une fois que chacun voit sa propre pratique d’acquisition d’un instrument d’échange copiée par d’autres, il commence à reconnaître que ses propres actions ne sont pas à sens unique mais profitent aux deux parties. Même si on est toujours incapable de prédire systématiquement le développement de marchés futurs ainsi que la forme et la composition de la richesse à venir, eh bien on n’en reconnaîtrait pas moins, dans la nature d’un échange bilatéral ou dans celle d’un instrument d’échange, le principe de la justice interpersonnelle et du progrès économique individuel et universel : toutes les situations qui résultent d’échanges volontaires sont justes ; et le progrès économique consiste dans une extension de la division du travail fondée sur la reconnaissance de la propriété privée et dans l’universalisation de l’emploi de la monnaie et du calcul en termes de monnaie. Même si la division du travail, la monnaie et le calcul économique deviennent de la routine avec le passage du temps, la reconnaissance des fondements de la justice et de l’efficacité économique ne disparaît plus jamais complètement. Une fois que, pour une raison ou pour une autre, on en arrive à une complète désintégration de la division du travail (la guerre) ou de la monnaie (l’hyperinflation), les gens s’en souviendront. Alors, la dernière chose à faire pour eux serait d’attendre aveuglément le cours futur de l’évolution sociale —c’est-à-dire leur propre disparition. Bien au contraire, ils sont capables de reconnaître cet effondrement comme tel et ils savent (ils l’ont toujours su) recommencer systématiquement à zéro.
En outre, comme le montrent clairement les exemples cités par Hayek chez Carl Menger et Ludwig von Mises, il n’est même pas nécessaire d’en venir à une catastrophe pour reprendre conscience. Aussitôt que l’on a compris la pensée de ces hommes, on peut agir avec une compréhension totale des conséquences sociales de ses propres activités. L’évolution ne se produit pas par dessus la tête des individus qui agissent, mais devient au contraire un processus de changement social consciemment planifié ou subi. Chaque progression et chaque échec dans le processus d’intégration sociale peut être identifié, expliqué, et l’identification consciente des échecs permet notamment soit de prévenir consciemment une catastrophe avant qu’elle ne se produise effectivement, ou de corriger consciemment une erreur (dans la mesure où on en a le pouvoir).
En outre, de même qu’on n’est pas condamné à tituber aveuglément vers sa propre destruction, on n’est pas non plus voué à demeurer passif et impuissant face à un déclin économique prévisible. Bien au contraire, à tout moment on peut systématiquement étendre le domaine des erreurs dont on peut s’assurer —et qu’il est donc possible de corriger. En effet, toute entrave institutionnelle au processus d’intégration et d’association économique — telle que l’expropriation, la taxation, la dépréciation monétaire ou les restrictions aux échanges internationaux imposées par les hommes de l’Etat — doit avoir l’approbation de la majorité du public. Sans un tel soutien dans l’opinion publique, aussi réticente qu’elle soit, il serait impossible de l’imposer indéfiniment. De sorte que, pour empêcher un déclin, il faut ni plus ni moins qu’un changement dans l’opinion publique ; et l’opinion publique peut à tout moment être influencée par les idées et les idéologies. ((Comme Hayek nie essentiellement l’existence (ou l’importance) des idées au cours de l’évolution sociale, il ne fait pas non plus mention de l’opinion publique (du moins dans ses derniers écrits). A l’opposé David Hume, que Hayek lui-même prétend être son prédécesseur, attache une importance fondamentale aux idées et à l’opinion publique. « Rien ne paraît plus surprenant pour ceux qui considèrent les affaires humaines avec un œil philosophique, que la facilité avec laquelle le petit nombre gouverne le grand, ou la soumission implicite avec laquelle les gens renoncent à leurs propres sentiments en faveur de ceux de leurs maîtres. Quand nous nous demandons par quels moyens ce prodige est réalisé, nous trouvons que, puisque la force est toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n’ont rien pour les soutenir que l’opinion. C’est donc sur l’opinion que le gouvernement est établi, et cette maxime s’étend aux Etats les plus despotiques et les plus militaires comme aux plus libres et aux plus populaires. Le Soldan (sic) de l’Egypte, ou l’Empereur de Rome, peut bien conduire ses sujets impuissants, comme des bêtes brutes, contre leurs sentiments et leur inclination. Mais ils doivent au moins avoir conduit leurs mamelouks ou leurs bandes prétoriennes, comme des hommes, par leur opinion. » David Hume, Essays, Literary, Moral and Political, Londres : Ward, Locke & Taylor, n.d.), p. 23.))
Il est assez cocasse qu’un déclin économique inconscient ne soit en fait possible que si la majorité du public agit suivant la recommandation de Hayek, à savoir « spontanément » — sans vraiment savoir pourquoi — et libre de ce « comble de l’hubris » qui consiste à « s’imaginer connaître la direction du progrès ». Bien sûr, il est impossible d’agir de manière totalement inconsciente ; mais pour se conformer aux canons hayékiens, on ne s’intéressera qu’aux seuls tenants et aboutissants directs et immédiats de ses actions et de son patrimoine. A l’inverse, toute information, toute idée quant aux causes et conséquences indirectes, invisibles à l’œil nu, on la tiendra pour secondaire, arbitraire voire illusoire. On participera habituellement à la division du travail parce qu’on reconnaît ses avantages directs ; et on ne reconnaîtra que le dommage direct causé par les impôts, l’inflation et le protectionnisme. En revanche, on refusera de reconnaître qu’en participant à la division du travail, on promeut en même temps indirectement le bien-être de tous les autres participants au marché (et littéralement, jusqu’au dernier coin perdu du globe) et qu’en fait, plus on gagne personnellement et plus on aura contribué au bien commun. On ne reconnaîtra pas non plus que le dommage direct fait aux autres par l’intervention des hommes de l’Etat, que ce soit dans le voisinage immédiat ou à l’autre bout du monde, diminue indirectement son propre niveau de vie.
Cependant, cette ignorance a des conséquences mortelles ; car celui qui ne comprend pas les causes ni les conséquences indirectes de ses propres actions ne se conduit pas de la même manière. Il agira comme si l’avantage ou le désavantage économique d’une personne n’avait rien à voir avec ceux d’une autre ; et en conséquence il demeurera indifférent ou neutre vis-à-vis de toute intervention des hommes de l’Etat si c’est contre les autres qu’elle est dirigée. Il pourra agir en croyant que le gain d’une personne est la perte d’une autre ; (l) ou alors il pourra même accueillir favorablement les expropriations, impôts, dévaluations ou barrières aux échanges comme un moyen de « compenser » les perdants d’un jeu qu’il croit truqué (de préférence lui-même ou ses semblables). Aussi longtemps que cette attitude intellectuelle domine dans l’opinion publique, un accroissement constant des prédations étatiques, impositions, inflation et entraves aux échanges, avec le déclin économique qui doit en résulter, sont bel et bien inévitables.
La recommandation de Hayek demeure cependant fausse et absurde. Il est impossible d’agir inconsciemment ou de savoir ce qu’on ignore. Et même si les causes sociales directes et indirectes de ses propres actions demeurent inconnues, elles n’en ont pas moins des effets, aussi différés et indirects qu’ils soient. Les connaître est donc toujours avantageux pour tout le monde. Les seuls bénéficiaires de la recommandation inverse de Hayek sont les hommes de l’Etat. Seuls les représentants de l’Etat et du gouvernement peuvent avoir intérêt à propager une conscience hayékienne (tout en y reconnaissant eux-mêmes une « fausse conscience », parce qu’avec un public ignorant, il est plus facile à l’Etat de grandir. En revanche, le grand public (par opposition aux hommes de l’Etat) n’a aucun intérêt à entretenir cette fausse conscience (et donc d’en savoir moins que les hommes de son Etat). Chacun a un avantage personnel à ce que ses actions soient guidées par des idées justes, de sorte qu’on est toujours disposé à se laisser éclairer idéologiquement. Le savoir est meilleur que l’ignorance. Et parce qu’il est meilleur, il est en même temps contagieux. Or, aussitôt que le public est éclairé et qu’une majorité reconnaît que la participation de chacun à une économie d’échange bénéficie en même temps à tous les autres participants au marché, et que toute intervention des hommes de l’Etat dans le réseau des relations d’échange bilatérales, où que ce soit et contre qui que ce soit, représente une attaque contre sa propre richesse, un déclin économique n’est plus inévitable. Bien au contraire, au lieu de demeurer indifférent, voire favorable à l’intervention des hommes de l’Etat, le public cessera de l’appuyer voire de la tolérer. Dans un tel climat de l’opinion publique, c’est un processus conscient de rationalisation des relations sociales, et un progrès constant de l’intégration économique qui remplacera le déclin.
La sélection culturelle
Pour Hayek, cependant, le progrès n’a rien à voir avec le progrès des lumières. Le progrès aurait aussi peu à voir avec la compréhension qu’on ne serait capable d’identifier les raisons d’un déclin économique. De même que, dans l’impuissance, on titube inconsciemment jusqu’à l’abîme, de même c’est aveuglément que l’on progresserait. Ce ne seraient pas les idées vraies et fausses qui déterminent le cours de l’évolution sociale, mais une mystérieuse fatalité. Le progrès se produit naturellement, sans aucune compréhension des individus qui y participent, à mesure que les groupes ayant accidentellement de meilleures pratiques « l’emportent » d’une manière ou d’une autre sur ceux qui en ont de moins bonnes.
Mis à part le fait que cette théorie est incompatible avec l’observation répétée de Hayek suivant laquelle l’évolution culturelle se produit plus rapidement que l’évolution biologique, ((Hayek, Law, Legislatlon and Liberty, 3, pp. 154, 156. Comme David Ramsey Steele le remarque à juste titre (« Hayek’s Theory of Cultural Group Selection, » p. 179), « s’il fallait s’en remettre à la sélection des groupes culturels, la culture de l’homme évoluerait bien plus lentement encore que celle de sa biologie. Car la sélection des groupes est un processus plus lent que la sélection des individus, et on ne peut pas attendre que la sélection des groupes d’après leur culture avance plus rapidement que la sélection des groupes d’après les gènes. »)) elle est fausse pour deux raisons. Tout d’abord, cette théorie contient des postulats qui la rendent inapplicable à des sociétés humaines. Ensuite, même si on la leur applique, la théorie se révèle vide de contenu et Hayek apparaît une fois de plus — intentionnellement ou non — comme un apologiste de l’Etat.
Pour faire fonctionner sa théorie, Hayek doit d’abord supposer l’existence de groupes séparés. Hayek introduit cette hypothèse lorsqu’il prétend qu’une nouvelle pratique « spontanée » sera aveuglément imitée au sein d’un groupe, mais non à l’extérieur (et pourquoi donc ?). Si la pratique était universellement imitée, de sorte qu'[en ce qui la concerne, ]il n’existe plus qu’un seul groupe, alors la sélection des groupes culturels serait par définition impossible. Sans concurrent d’une espèce ou d’une autre, pas de sélection possible. Or, en l’absence de sélection, il n’est plus possible d’employer le concept de « progrès » dans un sens [hayékien] identifiable. Tout ce qu’on peut dire d’une pratique apparue « spontanément » —sans rime ni raison— et « spontanément » universalisée, c’est cette [puissante] remarque : aussi longtemps qu’elle est pratiquée, elle n’a pas encore disparu.
Or, cette hypothèse de groupes séparés, que Hayek doit absolument introduire pour sauver son concept de progrès culturel (dans le cadre de sa théorie anti-rationaliste de l’action et de la société), engendre immédiatement une suite de problèmes insurmontables pour sa théorie.
— Tout d’abord, il s’ensuit que la théorie de Hayek ne peut pas être appliquée au temps présent. Le monde actuel est caractérisé par le fait que les [normes politico-économiques essentielles, notamment celles que Hayek prétend expliquer, à savoir les] pratiques de l’appropriation initiale, de la production de capitaux matériels, de l’échange et du calcul en termes de monnaie sont universellement disséminées — il n’existe aucun groupe où ces pratiques seraient complètement inconnues ou absentes — et que l’ensemble de l’humanité est maillé par un réseau d’échanges bilatéraux. A cet égard, l’humanité est un groupe unique. Quelque concurrence qu’il puisse exister entre groupes différents, elle ne peut pas avoir de pertinence pour ces pratiques universelles. Les pratiques universelles demeurent —comme des constantes— en-dehors de tout mécanisme de sélection ; et dans le cadre de la théorie de Hayek, on ne pourrait pas en dire davantage pour justifier l’appropriation initiale, la production des capitaux matériels, ou la division du travail et l’échange que cette remarque-ci : aussi longtemps qu’elles sont pratiquées, elle n’ont pas encore disparu.
La théorie de Hayek est tout aussi inapplicable aux sociétés prémodernes ou primitives. A ce stade de l’histoire humaine, il existait des groupes isolés. Or, même à ce moment, les pratiques [en cause, celles] de l’appropriation, de la production et de l’échange étaient universelles. Il n’existait aucune tribu, si primitive fût-elle, qui ne les connût ni ne les pratiquât. Ce fait ne pose aucun problème à une théorie de l’action et de la société qui reconnaît ces pratiques comme le résultat de l’action rationnelle, cherchant à améliorer son sort. Pour une telle théorie, le fait est aisément explicable : chacun de ces groupes en est venu à reconnaître indépendamment les mêmes règles, universellement valides. Pour Hayek, en revanche, ce fait élémentaire constitue un problème théorique fondamental : car si l’appropriation, la production, l’échange et la monnaie sont, comme le prétend Hayek, le produit de la mutation spontanée, de l’imitation aveugle, de la contagion ou de la transmission mécanique alors il devient inexplicable — à moins d’invoquer la chance pure — que chaque groupe, complètement isolé de tous les autres, en soit venu à adopter exactement les mêmes types d’actions. A suivre la théorie de Hayek, on aurait dû s’attendre au contraire à ce que l’humanité, du moins à ses débuts, engendre un grand nombre de mutants sociaux et pratiques extrêmement différents. En fait, si Hayek avait raison, il faudrait supposer que l’humanité à ses débuts aurait adopté la pratique consistant à ne pas approprier les choses, à ne pas produire et à ne pas échanger, aussi fréquemment que la pratique inverse. Comme ce n’est manifestement pas le cas, Hayek devrait expliquer cette anomalie. Mais une fois qu’il aurait identifié la raison évidente de ce fait — à savoir qu’adopter la première pratique conduit instantanément à la mort, ((Par ailleurs, cette manière de s' »éteindre » ne correspond pas non plus au schéma explicatif de Hayek, car si un individu ou un groupe renonçait à toute appropriation, production, etc., c’est de sa propre stupidité qu’il crèverait, et non d’une quelconque « sélection » des groupes culturels.)) alors que la seconde est un moyen indispensable de survie— il lui faudrait reconnaître l’existence de la rationalité humaine et contredire sa propre théorie.
— Deuxièmement, même en ce qui concerne les groupes isolés, la théorie hayékienne de la sélection des groupes culturels est incapable d’expliquer comment un progrès inconscient de la culture pourrait être possible. (Son explication du concept de la « domination » est vague à l’avenant.) des groupes isolés — et plus encore des groupes liés par le commerce — ne cherchent pas à l’emporter l’un sur l’autre. La supposition, familière parce qu’empruntée à la théorie de l’évolution biologique, suivant laquelle les organismes différents sont engagés dans une rivalité à somme nulle pour des ressources naturellement limitées, cette supposition-là ne peut pas s’appliquer aux sociétés humaines, et par conséquent toute tentative pour induire qu’un phénomène aurait été mieux adapté du fait qu’il a subsisté (comme ce peut être le cas, dans certaines limites, en biologie) est ici inapplicable. Un groupe de personnes isolées de tous les autres, qui se conforme aux pratiques de l’appropriation, de la production de capitaux matériels et de l’échange ne diminue pas de ce fait la production de biens par les autres groupes. Il accroît sa propre richesse sans diminuer celle des autres. S’il commence à échanger avec d’autres groupes, il accroît même leur richesse. Entre les groupes humains, ce n’est pas la rivalité, mais l’indépendance ou la coopération mutuellement avantageuse qui existe. Aucun mécanisme de sélection culturelle ne peut y jouer effectivement ((Quoique Hayek reconnaisse quelques différences évidentes entre l’évolution biologique et l’évolution culturelle (Fatal Conceit, p. 25), il ne reconnaît pas la différence catégorique entre la coopération sociale et la rivalité biologique. Bien au contraire, il écrit que l’évolution, biologique et l’évolution culturelle « reposent l’une et l’autre sur le même principe de sélection : la survie ou l’avantage reproductif. La variation, l’adaptation et la concurrence sont essentiellement le même type de processus, si différents que soient leurs mécanismes particuliers, particulièrement ceux qui concernent la propagation. Non seulement toute évolution repose sur la concurrence ; une concurrence permanente est nécessaire même pour maintenir les acquis existants » (Ibid., p.26). A l’inverse, Ludwig von Mises établit une distinction radicale entre la coopération et la rivalité. Il écrit : « La société consiste dans l’action concertée, dans la coopération. La société est le produit d’une conduite consciente et organisée. Cela ne signifie pas que les individus auraient conclu des contrats en vertu desquels ils auraient fondé la société humaine. Les actions qui ont créé la coopération sociale et la renouvellent quotidiennement ne visent à rien d’autre qu’à la coopération et l’aide mutuelle pour atteindre des buts singuliers et définis. Le complexe total des relations mutuelles créées par ces actions concertées est ce qu’on appelle la société. Elle substitue la collaboration à la vie —au moins concevable— des individus isolés. La société est division et combinaison du travail. Dans sa capacité d’animal agissant, l’homme devient un animal social » (Human Action, p.143). « Ce qui rend possibles les relations amicales entre les être humains est la plus grande productivité de la division du travail. Celle-ci supprime le conflit naturel des intérêts, car là où il y a division du travail, la question ne se pose plus de la distribution d’un stock non susceptible d’accroissement. Grâce à la plus grande productivité du travail exécuté dans le cadre de la répartition des tâches, l’offre des biens se multiplie. Un intérêt commun prééminent, la préservation d’une plus grande intensification de la coopération sociale, devient absolument prépondérant et oblitère toutes les collisions substantielles. La concurrence catallactique se substitue à la rivalité biologique. Elle assure l’harmonie des intérêts de tous les membres de la société. La condition même à cause de laquelle les conflits irréconciliables de la rivalité biologique apparaissent — c.à.d., le fait qu’en gros tous les individus veulent les mêmes choses — est transformée en un facteur assurant l’harmonie des intérêts. C’est parce que beaucoup de gens, ou même tout le monde, désire du pain, des vêtements, des chaussures, des voitures, que la production sur une large échelle de tous ces biens devient possible et réduit les coûts de production dans une mesure telle qu’ils deviennent accessibles à bas prix. Le fait que mon prochain veut comme moi acquérir des chaussures ne me rend pas la chose plus difficile mais au contraire plus aisée » (Ibid., p.673).)) Hayek, dans les difficultés théoriques qu’il s’est créées à lui-même, indique néanmoins plusieurs possibilités. La « domination » peut vouloir dire qu’un groupe devient plus riche qu’un autre, que sa population s’accroît plus vite, ou qu’il inflige une défaite militaire à une autre et qu’il l’assimile. Outre le fait que ces critères sont mutuellement incompatibles — que se passe-t-il par exemple, lorsqu’un peuple plus nombreux est militairement battu par un autre moins nombreux ?— aucun de ces critères n’explique le progrès. Le critère apparemment le plus plausible — la richesse — est inutilisable parce que [des différences de richesse peuvent traduire autre chose que des différences de culture. ((Soit deux groupes pratiquant, indépendamment l’un de l’autre, l’appropriation, la production et l’échange. Les membres de ces deux groupes ne sont pas biologiquement identiques, pas plus que leur environnement (le terrain) n’est le même ; il s’ensuit que le produit de leurs actions — leur richesse — sera lui aussi différent. C’est le cas pour les groupes comme pour les individus. Pour les individus aussi, il se trouve que la seule et même pratique d’appropriation, de production et d’échange, conduit à une richesse différente. Mais alors, l’inférence d’une « meilleure culture » à partir d’une « plus grande richesse » est illégitime. La personne plus riche ne représente pas une meilleure culture, ni la plus pauvre une moins bonne, mais sur la base d’une même culture une personne devient relativement plus riche qu’une autre. De même, aucune sélection ne se produit. Riches et pauvres coexistent— tandis que grâce à leur culture commune, la richesse absolue des riches et des pauvres s’accroît simultanément.)) Bien plus, le modèle hayékien suppose l’éviction complète des groupes culturellement inférieurs, alors que] l’existence de groupes de richesse différente n’a aucune pertinence pour leur survie ou leur extinction.
De même, la taille de la population échoue tout autant à fournir un critère de sélection culturelle. La taille du groupe n’implique rien non plus quant à une « meilleure culture » [politico-économique]. Tout ce qui est vrai des individus s’applique aussi bien aux groupes. Du fait qu’une personne n’a pas de descendance biologique, il ne s’ensuit pas que ses autres pratiques aient été moins bonnes sa vie durant. Des individus différents, agissant sur la base des mêmes règles, produisent un nombre d’enfants différent. De même que les pauvres ne sont pas les rivaux des riches, ceux qui n’ont pas d’enfants ne sont pas en concurrence avec ceux qui en ont. Ils existent indépendamment les uns des autres, ou ils coopèrent entre eux. Et même si un groupe parvenait littéralement à l’extinction, ou si un individu se suicidait, cela n’impliquerait en rien une sélection culturelle. Car les survivants suivent exactement les mêmes règles d’appropriation, de production et d’échange que les disparus pratiquaient lorsqu’ils étaient vivants.
Le troisième critère, la conquête militaire, réussit pour sa part à tirer les groupes d’un état d’indépendance ou de coopération pour les plonger dans le monde de la rivalité à somme nulle. Malheureusement, le succès militaire ne représente pas davantage un progrès moral que le meurtre ne prouve la supériorité morale de l’assassin sur sa victime. En outre, le fait d’une conquête — ou d’un meurtre — n’affecte en rien la validité de règles universelles, à savoir les règles dont ni l’assassin ni la victime ne pouvaient se passer : pour introduire dans son modèle un conflit armé entre des groupes, Hayek doit commencer par supposer que dans l’un au moins de ces groupes, une nouvelle pratique apparaît spontanément. Au lieu de se conformer aux pratiques d’appropriation initiale, de production de capitaux matériels et d’échange, il faut qu’un quidam ait brusquement eu l’idée qu’on peut aussi accroître sa richesse personnelle en expropriant par la force les propriétaires initiaux, producteurs et participants aux échanges. Cependant, à partir du moment où, comme le veut la théorie hayékienne, la pratique serait aveuglément imitée par tous les autres membres du groupe, une guerre de tous contre tous s’ensuivrait. Il ne resterait bientôt plus rien qui puisse être exproprié, et tous les membres du groupe crèveraient —non par un mécanisme d’éviction ou sélection culturelle mais du fait de leur propre sottise ! Toute personne peut indépendamment s’approprier, produire et échanger, mais tout le monde ne peut pas exproprier des expropriateurs, producteurs et participants aux échanges. Pour que des expropriations soient possibles, il faut qu’il y ait des gens qui continuent à se conformer aux pratiques de l’appropriation, de la production et de l’échange. Pour qu’il existe une culture d’expropriation, il faut absolument que perdure simultanément une culture d’appropriation, de production et d’échange. La première se trouve dans une relation [de dépendance] parasitaire vis-à-vis de la seconde. Mais alors, la conquête militaire ne peut pas [en elle-même] engendrer de progrès culturel. Les conquérants ne représentent pas une culture fondamentalement différente. Il doit exister, parmi les conquérants, des gens qui suivent la même culture d’appropriation, de production et d’échange, que les conquis pratiquaient aussi. En outre, une fois la conquête achevée, les conquérants doivent en revenir à ces pratiques traditionnelles —soit parce que les vaincus ont été exterminés et l’ensemble du butin consommé, soit parce qu’ils souhaitent institutionnaliser leurs pratiques d’expropriation et ont par conséquent besoin que subsiste une population (conquise) pour produire.
Ceci était la seule situation où la théorie de Hayek aurait pu s’appliquer. En effet, c’est la seule situation concevable de cultures politiques véritablement rivales (l’indépendance ou la coopération prévalant dans tous les autres cas), celle où un sous-groupe (les conquérants) observe une culture parasitaire d’expropriation, tandis que le reste du groupe (les vaincus) observe pour sa part les pratiques d’appropriation, de production et d’échange. Or, appliquer la théorie de Hayek à cette situation-là conduit directement à une apologie éhontée de l’Etat et des hommes de l’Etat.
Cela se manifeste dans la manière dont la théorie hayékienne doit expliquer l’origine d’une telle culture d’expropriation. De même que la culture d’appropriation, de production et d’échange est prétendument le produit d’une mutation accidentelle, de même la pratique de l’expropriation représente une innovation « spontanée ». Tout comme les appropriateurs, producteurs et participants aux échanges sont censés ne pas comprendre le sens de leurs activités, les conquérants ne comprennent pas ce qu’implique la conquête. Les appropriateurs, producteurs, participants aux échanges reconnaissent l’avantage personnel immédiat qu’ils tirent de leurs activités, et les conquérants aussi peuvent reconnaître le gain personnel de leurs actes d’expropriation. Cependant, de même que les participants à une économie de marché ne sont pas jugés capables de comprendre que leurs activités contribuent en même temps à la prospérité de tous les autres participants, de même les expropriateurs ne comprennent pas que leurs actes d’expropriation appauvrissent les expropriés. Plus brutalement : les assassins en bande, les pillards, les chasseurs d’esclaves ne savent pas que les victimes de leurs meurtres, de leurs vols et de leur esclavagisme subissent des pertes de leur fait. Ils poursuivent leurs pratiques aussi innocemment que les assassinés, les volés et les esclaves suivaient leurs pratiques différentes d’appropriation, de production et d’échange. Les expropriations, les impôts, les entraves aux échanges ne sont qu’une expression de la spontanéité humaine, tout autant que l’appropriation, la production et l’échange. Tous les pillards du monde remercieront Hayek pour une telle (in)compréhension.
En outre, la théorie de Hayek échoue tout aussi lamentablement dans sa tentative d’expliquer l’essor et la chute des civilisations dans l’histoire — et conduit une fois de plus à d’absurdes implications étatistes. Vraiment, qu’est-ce qu’une bande de conquérants souhaiterait davantage entendre qu’un discours prétendant que ses propres actions n’ont absolument rien à voir avec la grandeur ou le déclin des civilisations ? Or, c’est précisément ce que la théorie hayékienne implique : en effet, à en croire Hayek, le progrès des cultures n’est possible que dans la mesure où une culture pourrait d’une manière quelconque en « supplanter » une autre. Cependant, pour ce qui est des rapports entre une culture fondamentale d’appropriation et une sous-culture parasitaire d’expropriation, il ne peut pas y avoir d' »éviction ». La culture parasitaire ne peut pas supplanter l’autre ; en revanche, en tant que sous-culture, elle peut continuer à opérer aussi longtemps qu’il existe une culture fondamentale d’appropriation. Le progrès par sélection des groupes est rigoureusement impossible dans le cadre de cette relation ; en outre, s’il faut en croire Hayek, il n’y a absolument rien qu’on puisse dire quant à la suite de l’évolution sociale. Comme les membres de la culture d’appropriation sont censés ne pas comprendre que leurs actions participent au bien commun, et comme les adeptes de la sous-culture d’expropriation sont également ignorants du fait que leurs actions lui sont nuisibles, des changements spontanés dans l’extension relative des deux groupes peuvent se produire. A certains moments, la culture d’appropriation attirera davantage d’adhérents spontanés ; à d’autres, ce sera la culture d’expropriation. Cependant, comme il n’y a aucune raison pour que ces changements spontanés, s’ils se produisent seulement, présentent des régularités spécifiques (prévisibles), il n’existe pas non plus de relation identifiable entre les changements culturels spontanés et le sort des civilisations. Tout est hasard. Aucune explication n’existe pour l’essor et le déclin de la civilisation romaine. De même, il n’y a pas de raison compréhensible pour l’émergence de l’Europe occidentale et des Etats-Unis. Elle aurait pu tout aussi bien se produire ailleurs — en Inde ou en Afrique. Ce serait, par conséquent, le « comble de l’hubris » que de donner des conseils à l’Inde ou à l’Afrique du point de vue de l’Europe occidentale ; car cela impliquerait — quelle présomption ! — que l’on sait dans quelle direction se trouve le progrès.
Si on rejette cette théorie comme vide de sens, et si on fait remarquer que la description même de la situation initiale —la coexistence d’une culture fondamentale d’appropriation et d’une culture parasitaire d’expropriation— permet d’énoncer une loi fondamentale de l’évolution sociale, l’ensemble du système anti-rationaliste de Hayek s’effondre une fois de plus : une extension relative de la culture fondamentale conduit à une plus grande prospérité sociale, et c’est la raison de l’essor des civilisations ; de même, une extension relative de la sous-culture parasitaire conduit à l’appauvrissement, et c’est la cause de la chute des civilisations. Or, si on a (si n’importe qui a) compris cette relation évidente et élémentaire, alors il n’est plus possible d’interpréter comme un processus « naturel » l’origine et les changements relatifs dans l’impact des deux cultures. L’explication, familière à la biologie, d’un processus d’équilibrage naturel, auto-régulé— de parasites proliférant spontanément, d’affaiblissement de l’hôte, le nombre de parasites qui diminue en conséquence et finalement le rétablissement de l’hôte, etc.— ne peut pas être appliquée à une situation où l’hôte et/ou le parasite sont conscients de leurs rôles respectifs ainsi que de la nature de leurs relations, et sont capables de choisir entre ces rôles-là. Une évolution sociale que l’on comprend n’est plus naturelle, mais rationnelle. Aussi longtemps que les adeptes de la culture parasitaire sont seuls à comprendre la nature de la relation, à la place des hauts et des bas d’une évolution naturelle des deux cultures, on aura une croissance planifiée et stable du parasitisme. Dans ce cas, les adeptes de la sous-culture parasitaire ne subiront pas d’oscillation entre une situation où ils amélioreraient leur sort, et une autre où leur situation se dégraderait en termes absolus. Au contraire, grâce à leur compréhension des rapports entre la culture de l’appropriation et la culture de l’expropriation, en se gardant de développer spontanément leurs pratiques pour se soumettre eux-mêmes à une discipline consciente, ils pourront agir de telle manière que leur propre richesse absolue s’accroisse en permanence (ou du moins ne chute pas). En revanche, dans la mesure où les adhérents à la culture fondamentale comprennent la nature de la relation entre les deux cultures, non seulement la richesse absolue de la sous-culture sera menacée, mais son existence même sera mise en danger. Car les adeptes de la sous-culture parasitaire ne représentent jamais qu’une minorité de l’ensemble du groupe. Cent parasites peuvent vivre une vie confortable sur le produit d’un millier d’hôtes ; un millier de parasites, non. Cependant, si les membres de la culture productive de l’appropriation représentent toujours la majorité du peuple, alors dans le long terme la plus grande force physique est aussi de leur côté. Ils peuvent toujours battre les parasites et les détruire, et l’existence persistante d’une sous-culture d’expropriation ne s’explique donc pas par son plus grand pouvoir politico-militaire, mais dépend au contraire exclusivement du pouvoir des idées. Le gouvernement, les hommes de l’Etat doivent trouver un soutien idéologique qui plonge au coeur de la population exploitée. Sans un tel soutien de la part des membres de la culture de base, même le gouvernement le plus brutal et apparemment invincible s’effondre immédiatement (comme l’a tout récemment illustré la chute spectaculaire de l’Union soviétique et des gouvernements communistes de l’Europe de l’Est).
Les changements de taille relative de la culture de base et de la sous-culture parasitaire qui expliquent l’essor et la chute des civilisations s’expliquent à leur tour par les changements idéologiques. Ceux-ci ne se produisent pas spontanément mais résultent d’idées conscientes, et de leur dissémination. Dans une société où la majorité des membres de la culture fondamentale comprend que tout acte d’appropriation, de production et d’échange améliore le bien-être de tous les autres participants au marché, et qu’au contraire, quelle que soit l’identité de sa victime ostensible, tout acte d’expropriation, d’imposition ou d’entrave aux échanges détériore la situation de tous les autres, la culture parasitaire des hommes de l’Etat s’affaiblira constamment et un développement de la civilisation s’ensuivra. ((Mises écrit : « L’Histoire est une lutte entre deux principes, le principe pacifique qui favorise le développement des échanges, et le principe militariste-impérialiste, qui interprète la société non comme une paisible division du travail mais comme la répression violente de certains de ses membres par d’autres. Le principe impérialiste ne cesse de reprendre le dessus. Le principe libéral ne pourra se maintenir contre lui que dans la mesure où l’inclination pour un travail pacifique inhérente aux masses se sera frayé un chemin jusqu’à une complète reconnaissance de son importance comme principe d’évolution sociale » (Socialism, p.268). « Le libéralisme est rationaliste. Il tient qu’il est possible de convaincre l’immense majorité que la coopération pacifique dans le cadre de la société sert mieux les intérêts correctement entendus que le conflit mutuel et la désintégration sociale. Il a pleine confiance dans la raison humaine. Il se peut que cet optimisme ne soit pas fondé, et que les libéraux se soient trompés. Mais alors il n’y a plus d’espoir pour l’avenir de l’humanité » ((Idem, Human Action, p.157)). « Le corps de la connaissance économique est un élément essentiel de la structure de la civilisation humaine ; c’est le fondement sur lequel l’industrialisme moderne, ainsi que tous les acquis moraux, intellectuels, techniques et thérapeutiques des derniers siècles ont été construits. Il incombe aux hommes de choisir s’ils feront bon usage du riche trésor que cette connaissance leur apporte ou s’ils le laisseront inutilisé. Mais s’ils ne savent pas en tirer le meilleur avantage possible, s’ils méprisent ses enseignements et ses avertissements, ils ne feront pas disparaître l’économie politique ; ils détruiront la société et la race humaine » ((Ibid., p.885).))
En revanche, dans une société où dans la culture de base la majorité ne comprend pas la nature des cultures fondamentale et parasitaire ni la relation qui existe entre elles, la culture parasitaire de l’expropriation se développera, et le déclin de la civilisation s’ensuivra.
Hayek, qui voudrait chasser les idées et la rationalité des explications de l’histoire, doit nier tout cela. Or, par le fait de proposer sa propre théorie de sélection inconsciente des groupes culturels, lui aussi affirme implicitement l’existence et l’efficacité des idées. Lui aussi reconnaît — qu’il en soit conscient ou non — que le cours de l’évolution sociale est déterminé par les idées et par leur adoption. Hayek produit des idées et voudrait lui aussi influencer par des idées le cours de l’histoire. Mais ces idées-là de Hayek sont fausses ; et leur prolifération conduirait à une éclipse de la civilisation occidentale.
Conclusion
Friedrich Hayek est aujourd’hui acclamé comme l’un des plus importants théoriciens de l’économie de marché, et du libéralisme classique. Bien plus que ses travaux antérieurs dans le domaine de la théorie économique, ce sont ses derniers écrits de philosophie politique et de théorie sociale qui ont contribué à sa réputation. Ce sont ces derniers écrits-là qui entretiennent et nourrissent aujourd’hui une vaste industrie internationale de gloses sur Hayek.
Les explorations qui précèdent démontrent qu’il convient de tenir les excursions de Hayek dans le domaine de la théorie politique et sociale pour un échec complet. Hayek commence par une proposition contradictoire, et termine par une absurdité : il nie l’existence de la rationalité humaine ou du moins la possibilité de reconnaître l’ensemble des causes et conséquences indirectes de l’action humaine. Il prétend que le cours de l’évolution, la montée et la chute des civilisations seraient incompréhensibles, et que personne ne sait dans quelle direction se trouve le progrès (pour ensuite expliquer ce progrès comme le produit de quelque processus inconscient de sélection des groupes culturels). Il prétend qu’il n’existerait aucune norme éthique universellement valide, et qu’il serait impossible d’établir une claire distinction morale entre l’attaque et la défense, ou entre un refus pacifique d’échanger et un échange imposé par la violence physique. Et finalement il affirme que les hommes de l’Etat — Etat dont les causes et les conséquences seraient prétendument aussi incompréhensibles que celles du marché — doivent assumer, financées par l’impôt, toutes les tâches que le marché ne fournit pas (ce qui, en-dehors du Paradis Terrestre, revient à une quantité infinie de fonctions).
Nos recherches viennent appuyer le soupçon que la réputation de Hayek n’a pas grand chose à voir avec son importance comme théoricien de la société, mais tiennent plutôt à ce que sa théorie ne présente aucune espèce de danger pour l’idéologie présentement dominante de l’étatisme démocrate-social, et qu’une théorie tellement marquée par les contradictions, la confusion et le vague fournit un réservoir illimité pour toutes les entreprises herméneutiques.
Quiconque voudrait trouver un champion du marché libre et du libéralisme doit chercher ailleurs. Mais il n’a pas besoin d’aller plus loin que le maître et Mentor de Hayek : le grand, l’inégalable Ludwig von Mises.
Photo d’entête : “Impasse” par Pat Hayes