Qui ne se souvient avoir dansé sur les quatre notes si caractéristiques de L’homme pressé en soirée ? 1996. 666.667 Club, le 5ème album de Noir désir était sorti et la voix de Bertrand Cantat, sombre héros à l’âme errante, étendard vocal du groupe, raisonnait encore régulièrement, rageuse, puissante, si pleine de force et d’exaltation. La locomotive du rock francophone alors en pleine gloire militait artistiquement contre le fascisme et le « peuple fascisant, autour de 15% », le monde de l’argent, les grandes corporations prédatrices, bref tout le kit habituel de la contestation, lorsqu’il n’atteignait pas les sommets avec quelques chansons moins engagées1 comme « Ernestine » ou « A ton étoile », sur fond de guitares saturées et quelques solos incandescents d’Akosh Szelevényi qui nous réchauffent encore les oreilles. Cible privilégiée des bordelais révoltés : Jean-Marie Messier, le flambeur de la nouvelle net économie alors à la tête de la très ambitieuse Vivendi-Universal, la success story française ultra-communicante, poussant le détail jusqu’à afficher une chaussette trouée dans les magazines pour faire homme du commun des mortels, son petit faciès jovial de bon gros pote qu’on aimait bien taquiner à la cour de récré entre deux pelotages de boutons de filles et qui vous rappelle des années plus tard avec l’assurance revancharde du gars irrésistible que confère magiquement tout portefeuille débordant d’aisance et devant qui n’importe quelle bombasse superficielle est prête à sacrifier un peu des grâces de sa jeunesse. Ou comme dit la chanson sans le citer, l’homme pressé, l’homme médiatique, la « comète humaine universelle » dont les conneries proférées sont le destin du monde bien qu’il ne le connaisse pas et le dirige de haut, de loin, visant « profits immédiats » et « faveurs des médias », etc. plus trois refrains très répétitifs qui ne resteront pas dans les anthologies de la langue française mais deviennent, de fait, d’une facilité de mémorisation indéniable ou l’assurance pour tout DJ qui veut réveiller un peu sa troupe de teufeurs que ça va chanter sur le dancefloor. Après la chanson, le groupe poussa la provocation à son paroxysme lorsque, en direct aux Victoires de la musique en mars 2002, Cantat lira une lettre à son distributeur et producteur se terminant dans les termes suivants : « nous ne sommes pas dupes de ton manège, et si nous sommes tous embarqués sur la même planète, on n’est décidément pas du même monde », sous l’œil visiblement réjoui d’un Jean-Luc Delarue dont on ne sait pas s’il a totalement réalisé que c’était vrai ou s’est cru sous l’emprise de quelques poudres blanches de sa mère …

Tout ça c’était le beau temps du spectacle. J2M a dû apprécier le coup de pub, les Victoires de même pouvaient se targuer de passer au Zapping de Canal + et d’avoir pris un coup de jeune dans l’affaire, quand la bande de rockeurs s’en sortait avec un rôle de leader charismatique de la révolution sourdement en marche, contre (consulter ses souvenirs de clichés, la liste est longue). C’était bien avant un soir fatal à Vilnius dont une femme ne vit pas l’aube, où le poète maudit troquait ses calembours et guitares pour l’habit de macho de base tabassant, noyé d’alcool, de drogues et de colère, une femme sans doute trop libre.2 C’était avant qu’on découvre que la formidable machine à produire de la communication, ses portails Internet, ses maisons de disques, réseaux, et passons la liste est longue, censée aller « mieux que bien » selon son grand manie-tout, perdait énormément d’argent. Exit le gros joufflu, dehors les pouffes, le business et le champagne dans les grands hôtels : la partie était terminée et le gros coup de bluff révélé au grand jour, d’autres viendraient derrière à la table de jeu, pendant que JautantdeMquevousvoulez sortait par la petite porte. Rive droite et rive gauche se rendaient compte qu’elles étaient mouillées par la même Seine, rat des villes et rat des champs (déguisé par les médias bien décidés à ronger l’os du potentiel vendeur de la bête écorchée, en beau héros de tragédie grec submergé par un amour si grandiose qu’il devait côtoyer le sublime et la mort) finissaient par manger le même fromage avarié de l’échec. Alors que resta-t-il en 2009 de ce duel paradigmatique ? J2M, toujours poursuivi pour ses petites manœuvres à la tête de Vivendi-Universal3, est revenu avec un livre sur la crise (original, non ?) pour prendre place aux côtés des intellemoncutuels de service à la Minc, Attali et Cie, et leurs grandes et petites recettes de yavéka-faléka-fofère alors que, sorti de prison, Bertrand Cantat a enregistré deux titres diffusés gratuitement sur le site officiel du groupe et poussé la chansonnette en seconde voix sur « A tout moment », chanson de l’album du même nom du groupe français Eiffel, sortie en single en juillet. Et puis ça :

La vie est cruelle. En guise de vanité ou de petite histoire morale, entre deux repas bien arrosés.

[Texte initialement publié dans La Catallaxine, le 31 janvier 2010 – avant l’apparition du groupe Detroit, donc]

Notes

  1. A gauche , évidemment, il n’y a bien sûr que la « gauche » qui s’engage. ↩︎
  2. Casse-couille aussi, mais c’est pas une raison non plus, hein ? Combien n’auraient pas de bleus si l’on avait le droit de violenter tous les chieurs que porte cette pauvre planète ? ↩︎
  3. « Jean-Marie Messier renvoyé devant le tribunal correctionnel », Libération, 22.10.2009. ↩︎

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