Une catallaxie est, dans les termes mêmes de Friedrich Hayek qui est le géniteur de ce néologisme, « l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats »1.

C’est une déclinaison conceptuelle obtenue à partir de la “catallactique”, notion utilisée par quelques penseurs et remis au goût du jour au XXe siècle par Ludwig von Mises, pour nommer la science des échanges, soit la branche de la connaissance qui étudie les phénomènes du marché – c’est-à-dire la détermination des rapports d’échange mutuels des biens et des services négociés sur le marché, leur origine dans l’action humaine et leurs effets sur l’action ultérieure, qui lui-même venait du grec katallatein (ou katallassein) : « échanger », « faire entrer dans la communauté », « faire de l’ennemi un ami ».

Comme il manquait un terme pour désigner le type d’ordre engendré par une régulation par les marchés, Friedrich Hayek forgea le terme de “catallaxie” dans les années 1970, notamment dans Le mirage de la justice sociale [1976]2.

En outre, le terme permettait d’éviter la confusion sémantique que fait régner le terme d’économie, pensée dès Aristote comme la gestion raisonnée et finalisée d’un ensemble de moyens à la disposition du décideur. Celui-ci étant le maître de l’oikos (la maison, l’économie étant alors la science de la gestion de sa propriété), c’est de manière très trompeuse que les démocraties ont appelées économie l’ensemble des richesses créées sur le territoire sur lequel un Etat étend son autorité, car, « les activités d’une nation ne sont pas gouvernées par une unique échelle ou hiérarchie d’objectifs » [Droit, législation et liberté, p. 531].

Caractéristiques et soubassements d’une catallaxie

Une u-topie

Principe ou idéal, la catallaxie est en effet, tout comme le concept de société ouverte, une u-topie, un concept formel, un ordre abstrait qui ne s’emploie pas au pluriel car ne peut être délimité concrètement comme l’idéal démocratique qui lui peut se voir enfermé par des frontières politiques qui permettent de l’envisager dans la pluralité (la démocratie française, espagnole, indienne, etc.). Comme la démocratie une catallaxie n’a jamais existé à l’état « pur » que dans de courtes parenthèses où le pouvoir politique étant absent pouvait laisser le champ libre à une régulation placée sous les auspices commerce, mais tous les groupes humains qui ont choisi la liberté de commercer pour réguler les échanges peuvent constater les bienfaits d’un tel ordre.

Face aux empiètements contreproductifs de l’Etat et des règles qui nuisent à la spontanéité de la régulation commerciale, son caractère idéal en fait peut-être une utopie au sens apolitique, une « utopie de rechange », comme le voulait Hayek3.

Ouverture, neutralité, risque et responsabilité

Un mode de société où le vivre-ensemble repose sur des exigences minimales mais nécessaires, basées sur le respect de l’idée de société ouverte (pluralisme éthique, d’opinion, et comportemental limité par des droits négatifs interdisant de nuire aux autres ou leur propriété), et unifié en dernier ressort par les échanges commerciaux4. Si le concept ne sous-tend nullement l’idée de (Super-)Etat minimal – quoique son inventeur puisse être rangé parmi les minarchistes et qu’il n’ait jamais cru à la disparition de l’Etat – puisque cet ordre, dans la théorie anarcho-capitaliste, peut être créé par une série d’entreprises assurant sécurité, liberté d’opinion, respect des biens et des corps, si de même il n’est pas concerné par les divisions politiques, il condamne par contre fermement tout type d’intervention d’une autorité publique qui ne respecterait pas la règle de la loi, c’est-à-dire se permettrait d’arbitrer entre les différents modes de vie, de pensées, de croyances en présence ou de hiérarchiser les fins individuelles.

L’idée de catallaxie avant Hayek

Ainsi nommée par Hayek, l’idée précède pourtant de quelques siècles son appellation. Ainsi, René Descartes observant la société (en sa vraie acception) des marchands d’Amsterdam, comprend la liberté qui émane de cette « foule sans unité, où chacun se préoccupe de ses propres affaires »5 et est indifférent de l’identité (sexe, origines, couleur) ou des croyances de ses pairs ; état d’esprit que découvrira à son tour Spinoza, marchand lui-même :

[…] pour octroyer un prêt à quelqu’un, ils se soucient seulement de savoir s’il est riche ou pauvre, s’il agit habituellement de bonne foi ou frauduleusement. Pour le reste, la religion ou la secte ne les concerne en rien.

Traité théologico-politique, chap. XX, §156

Et « ce qui apparaît comme une mercantile indifférence d’un point de vue individuel, devient liberté politique à l’échelle de la communauté ». Montesquieu7, puis Voltaire8, observent des catallaxies en Angleterre ou aux Pays-Bas indépendants, où le « paradigme des intérêts »9 fonde la commercial society bourgeoise au détriment de la société aristocratique rythmée par les « passions ». Ce paradigme de l’« esprit du commerce » et de sa « liberté des Modernes » que défendront à leur tour Benjamin Constant ou Frédéric Bastiat au XIXème siècle, est ainsi le versant éthique d’un mode de régulation social que l’idée d’ordre spontané, de l’Ecole de salamanque à l’Ecole autrichienne en passant par les Lumières anglo-écossaises, défend d’un point de vue purement épistémologique.

Bibliographie

Auteur(s)An.Titre
COCHRAN Jay2004« Of Contracts and the Katallaxy« 
Review of Austrian Economics, 17 (4)
HAYEK Friedrich1976L’ordre du marché ou catallaxie, chapitre 10 de Droit, législation et liberté
PUF, coll. Quadrige, 1ère éd. en un volume, 2007
HAYEK Friedrich1988La présomption fatale
PUF, coll. Libre-échange, 1993
NEMO Philippe1988Théorie de la catallaxie, quatrième partie de La société de droit selon F.A. Hayek
PUF, coll. Libre-échange, 1988

Notes

  1. Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, 2ème partie : Le mirage de la justice sociale, p. 532 ↩︎
  2. Deuxième partie de la somme de la pensée hayekienne que constitue Droit, législation et liberté. ↩︎
  3. Cf. « Les intellectuels et le socialisme » [1949]. ↩︎
  4. Cf. Droit, législation et liberté (DLL), chap. 10, subdivision 3 : « Bien que n’étant pas une unité économique, la Grande Société est principalement soudée par ce qu’on appelle communément les relations économiques ». ↩︎
  5. Maxime Rovere, « Avoir commerce : Spinoza et les modes de l’échange« , Astérion, n°5. ↩︎
  6. Paris, PUF, 1999, p.649 ; cité dans M. Rovere, Ibid. ↩︎
  7. Céline Spector, dans son Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés (PUF, coll. Fondements de la politique, 2004), nuance le libéralisme d’un Montesquieu entièrement conquis au paradigme du Commerce. ↩︎
  8. « Le commerce qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là la grandeur de l’Etat » (Lettres philosophiques, Xe lettre). ↩︎
  9. Cf. Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts [1977], PUF, coll. Quadrige, 2ème éd., 2001 ↩︎