A strictement parler, un schibboleth1 (en hébreu : שִׁבֹּלֶת) est une phrase ou un mot qui ne peut être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d’un groupe. Il révèle l’appartenance d’une personne à un groupe : national, social, professionnel ou autre. Autrement dit, un schibboleth représente un signe de reconnaissance verbal.

Dans la Bible, le mot schibboleth signifie « épi », « branche » (Genèse 41:7, Job 24:24, Zacharie 4:12), ou encore « flot », « torrent » (Psaumes 69:2).

Exemples historiques

On2 trouve plusieurs schibboleths dans l’Histoire. Ainsi, une légende célèbre veut que la prononciation du mot sicilien ciciri (« pois chiche ») ait permis aux Siciliens de reconnaître leurs ennemis angevins et donc de les exécuter lors des Vêpres siciliennes. Ensuite, la prononciation de l’expression Schild en vriend (« bouclier et ami ») joua un rôle identique pendant les Matines brugeoises. Puis, au début du XVIe siècle, le guerrier frison Pier Gerlofs Donia eut recours à un stratagème comparable pour distinguer ses alliés de ses ennemis.

Durant la Première Guerre mondiale, les Alsaciens démasquèrent des prisonniers allemands qui tentaient de se faire passer pour Alsaciens, afin de bénéficier du régime spécial qui leur était accordé. Comme il était relativement facile à un Badois ou à un Souabe de contrefaire le dialecte alsacien, le chanoine Wetterlé eut l’idée originale de les démasquer en leur présentant un parapluie et en leur demandant : « Was esch das ? » (« Qu’est-ce que c’est ? »). Les Souabes répondaient « Regenschirm », les Badois « Schirm » et seuls les Alsaciens répondaient « barabli ».

Lors du tremblement de terre de Kantō, en 1923, au Japon, une rumeur se développa accusant les Coréens résidant au Japon de tirer parti de la catastrophe pour piller et rançonner, d’empoisonner les puits et d’allumer des incendies. Les nombreux feux présents un peu partout renforcèrent cette rumeur, et des milices populaires commencèrent alors à tuer les résidents coréens, en particulier dans les villes de Tokyo et Yokohama. Certains Coréens prononçant le son « g » ou « j » avec un accent, des barrages ont été mis en place dans les villes, où les mots « 15 円 » (jū-go-en), « 50 銭 » (go-jus-sen) et がぎぐげご (gagigugego) étaient utilisés comme schibboleths. Ceux qui ne prononçaient pas correctement ces mots étaient battus, voire tués, et de nombreux Chinois, Okinawais ou Japonais d’autres régions ont été identifiés à tort comme Coréens.

Dans les années 1930, de nombreux travailleurs haïtiens étaient entrés en République dominicaine pour travailler dans les champs de canne à sucre. Prétextant des craintes d’infiltrations et de tentatives de coup d’État par des Dominicains en exil et leurs alliés haïtiens, le président de la République dominicaine Rafael Trujillo décida d’éliminer physiquement, dès le 2 octobre 1937, les membres de la communauté haïtienne travaillant dans les plantations dominicaines le long de la frontière avec Haïti. Les Haïtiens et les Dominicains étant difficilement différenciables d’après leur seule apparence physique et leur habillement, les soldats de l’armée de Trujillo usèrent d’un stratagème de schibboleth en demandant aux Haïtiens de dire « perejil » (persil en français), un mot espagnol difficile à prononcer correctement pour un francophone. Une mauvaise prononciation identifiait immanquablement les Haïtiens et signait leur arrêt de mort. Ce carnage à la machette, connu sous le nom de « Massacre du persil », causa environ 20 000 morts selon les sources.

Durant la guerre des Malouines les Britanniques ont utilisé le mot de passe « Hey Jimmy », nom que les Argentins prononçaient immanquablement « Yimmy ».

A Strasbourg, ceux qui savent ne prononcent pas le nom Broglie comme il s’écrie, mais “Breuil”.

Autre exemple, la façon dont était dit le nom de François Mitterand, en omettant le ‘é’ ou au contraire en le prononçant ostensiblement, vous indique souvent si le locuteur l’approuve ou non, la pratique d’écorcher le nom étant en elle-même un marqueur.

Sociologie

En Grande-Bretagne, des auteurs comme Nancy Mitford ou John Betjeman ont illustré la notion de schibboleth social : certains mots anglais sont jugés « U », et d’autres « non-U ». Ces deux abréviations renvoient respectivement à Upper class (élégant) et à Non-Upper class. Par exemple, le mot « lunettes » se traduit par spectacles en anglais « U » et par glasses en anglais « non-U ». Il existe ainsi toute une liste de termes dûment répertoriés par les analystes du snobisme.

Les Britanniques se servent aussi de mots qui se prononcent très différemment de ce qu’ils s’écrivent pour détecter d’éventuels intrus. Par exemple, tout Britannique bien éduqué sait que le Magdalene College à Cambridge se prononce en fait Môd-lin’, tout comme le nom du diariste Samuel Pepys se prononce Pîps et non Pè-pis’.

Usage sur ce site

Usant du dernier exemple sociologique, j’étends la notion de schibboleth non plus seulement à la prononciation verbale mais à l’ensemble des comportements relatifs à la reconnaissance d’un symbole ou d’un fait occulté de manière évidente, geste qui permet à des membres d’un groupe secret de se reconnaître entre eux. Cela donc dépasse l’usage du langage, puisqu’il peut y avoir des schibboleths visuels, sonores, etc.

Prenons quelques exemples.

Acheter ou vendre des actions en fonction de ce que fait un acteur qu’on sait initié et bien informé, n’est pas un schibboleth. Tout comme savoir déduire de quelques éléments naturels le temps qu’il va faire. C’est tout simplement avoir une connaissance et savoir reconnaître des signes. Il manque notamment la dimension sociale du schibboleth.

Etre expert de Goethe et écrire une biographie sur l’auteur sans parler de son implication dans la Franc-maçonnerie et les Illuminés de Bavière, c’est ou être totalement incompétent ou être initié au code du dicible/indicible, mais ce n’est un schibboleth scriptural si et seulement si le lecteur initié lui aussi, peut reconnaître le mensonge par omission et comprendre qu’il est volontaire, c’est-à-dire que le doute sur l’ignorance du scripteur est impossible.

Il peut y avoir des schibboleths visuels. Par exemple avoir compris la symbolique maçonnique dans le discours d’intronisation d’Emmanuel Macron, en 2017. Face à ce fait, il y a trois attitudes (ou trois niveaux) possibles :

  1. Ne pas reconnaître le symbole / ou ne pas y croire une fois qu’il vous a été révélé, ce qui prouve qu’on est aveugle, non-initié ou ignorant
  2. Le reconnaître et dire ce qui est visible, ce qui prouve qu’on sait mais qu’on ne joue pas le jeu de taire l’évidence et on s’exclue volontairement du groupe des initiés
  3. Le reconnaître et savoir qu’il faut nier l’évidence, ce qui n’est pas la même chose que dans le premier niveau

Le troisième niveau véhicule en soi le message d’une appartenance mais aussi d’une fidélité au groupe initié, voire une soumission. Une personne qui n’en est pas mais qui fait montre de manière ostensible qu’il joue le jeu de n’avoir rien vu, peut aussi par ce message tacite, faire part de sa candidature par un premier pas de soumission. George Orwell a nommé ceci la doublepensée. Les deux concepts sont similaires.

A lire pour aller plus loin

  • Paul Célan, probablement
  • La revue littéraire des Cahiers du Schibboleth, probable regroupement d’initiés venant s’y montrer (chef d’œuvre) ou y correspondre (dialogue de chevaux de Troie).
  • Sans doute l’ensemble des livres édités par la maison des éditions Galilée, maison snobinarde qui n’édite que des textes très onéreux et inutiles à qui ne sait pas les lire. Je suppose qu’on les achète quand on a besoin d’y lire certains messages et qu’on paye comme on s’acquitte d’une “cotisation”.
  • DERRIDA Jacques, Schibboleth. A Paul Célan, Editions Galilée, 2003.

Notes

  1. La graphie shibboleth, souvent rencontrée, est celle de l’anglais ; on rencontre aussi quelquefois la graphie totalement francisée chibolet. ↩︎
  2. Toute cette subdivision, ainsi que la suivant est basée sur l’article du Wikipedia francophone “Schibboleth” du 1er février 2018 à 18:00. ↩︎