Au visionnage de cette séquence d’une émission de Thierry Ardisson durant laquelle l’homme en noir invite sur son plateau un pauvre type venu parler de son pseudo-amour avec une poupée, ce n’est pas un sentiment de décadence qui me vient.

Je sais, c’est sans doute ce qu’on attend d’un tel moment pathétique et Ardisson n’attendrait que cela : que les conservateurs crient, qu’il puisse endosser le rôle de défenseur des progressistes, qu’il puisse changer d’avis demain, qu’on l’insulte, qu’on l’adule, bref, n’importe quoi pourvu qu’on parle de lui et de son émission. Si je ne m’émeus pas plus que cela, ce n’est même pas par contre-stratégie face à la provocation, et d’ailleurs, si on entre dans ce schéma voulant que la meilleure réponse face à une provocation est le silence, publier cette vidéo serait déjà tomber dans le piège. Si cela ne me choque pas plus que cela et si je ne trouve pas que nous sommes sur une pente descendante, c’est ce que je ne vois rien de nouveau sous le soleil, et qu’à l’aune de ma petite expérience du monde, j’en ai vu d’autres passer qui n’ont pas empêchés le monde de tourner plus ou moins rond.

Ici, un triste anonyme, qui a bien pris soin de prendre des photos à chaque étape de sa “relation” avec sa poupée (comme c’est bien pensé), petite éclaboussure de la société du spectacle s’étant dit qu’il allait entrer par cette porte-là dans la boite à images, et qui a sans doute été pris en main par un producteur (marionnette à son tour) pour se voir faire le tour, une semaine ou deux, des plateaux télévision où il pourra apporter son témoignage, est un acteur pathétique qui ne fera sans doute rire personne. Après son humiliation publique, on l’oubliera au niveau national, il sera sans doute invité à des galas de dîners de cons dans sa région, à la pause de spectacles de transformistes ou autres tours de chant de vieilles peaux, ses proches le mépriseront ou accepteront son business s’il marche, et il n’y a pas de quoi en faire un plat.

On peut penser que ceci n’est d’ailleurs rien qu’une sorte de publicité déguisée pour les poupées artificielles. Ils n’ont sans doute pas trouvé meilleur représentant que ce commercial sans charisme, mais auront sans doute à terme des mannequins humains plus vendeurs, pour vendre leurs poupées.

Le film Her était d’ailleurs plus gênant, avec cet homme qui tombait amoureux d’une Intelligence Artificielle et le jour où ce corps de plastique contiendra un cerveau de silicium et une IA, oui, là, cela deviendra étonnant et nous emplira de question ; c’est pour bientôt, donc gardons nos emportements pour plus tard.

Ici, c’est plus intéressant de regarder non pas l’entretien en lui-même et ce qui y est dit, que tout autour. Car ce moment est comme un laboratoire de ce qu’on peut faire endurer à des êtres humains. Je pense ainsi aux autres invités sur le plateau et notamment à Carole Rousseau, qui doit se sentir humiliée de se retrouver dans l’ombre de cette poupée, renvoyée elle-même à son statut de poupée sous l’œil des caméras, objet de consommation médiatique maquillé, coupé au montage, scénarisé, etc. Je pense aux autres invités et Baffie lui-même qui doivent faire semblant d’être sérieux alors qu’il faudra aller faire un tour aux toilettes ou quitter le plateau tellement le gag est stupide et la provocation navrante de la part d’Ardisson, mais qui restent docilement sur le plateau, à leur chaise. Idem pour le public, qui doit applaudir la chose installée sur sa chaise et doit réfréner son envie de pouffer de rire aux éclats, eux-mêmes, comme Carole Rousseau, devenus images derrière les invités, robots applaudisseurs, bonne gueules décoratives, mais eux, contrairement à Carole Rousseau non pas pour gagner leur vie, sinon pour perdre leur temps et sucer les miettes de cette société télévisuelle où ils ne sont rien, moins encore que le guignol mis en avant pendant 8 minutes, petits êtres pathétiques de chaque émission de ce genre.

Ce qui est donc fabuleux, c’est ce Schibboleth, ce hiatus, cette dissonance qui est créée ici entre l’absurdité de ce qui est présenté et le sérieux qu’il faut afficher, et comment la télévision transforme par le jeu d’un animateur qui introduit un cloporte en manque de lumière, des êtres humains en crétins passifs. En catins cathodiques obligées de sacrifier leur bon sens et leur honneur en étant mis aux côtés d’un quidam et de sa poupée, tenus à mentir par omission devant l’évidente bêtise de la chose et qui ne peuvent pas crier leur dégoût d’être là, à ce moment-là. Sans doute que les gens rient devant leur écran, mais c’est un laboratoire du mensonge qui est posé sous leurs yeux : si ces gens sont capables de se taire devant cette bêtise, ils diront demain que 1+1=3 si on le leur demande, ils nieront l’évidence, et à force de colporter le mensonge, cette chose-là qui est la télévision dans la société du spectacle-communication, est capable de vous vendre des vessies pour des lanternes. Cela fait peut-être même des années qu’elle vous prend pour des cons et, à l’inverse des Ménines de Velásquez, les spectateurs qui vous regardent dans les yeux sans rire vous montrent ce que vous, télépoupéespectateurs, êtes et serez encore, non pas le roi, mais le roi des cons qui avez si peu d’estime de vous et qui conférez si peu de valeur à votre temps que vous regardez Etienne et Thierry, Carole et Erena, et qui croyez rire devant votre écran à vous moquer d’un autre de votre espèce, alors que c’est la société du spectacle que si moque de vous.

Et même qu’en se fichant de vous, du con et de sa poupée, ils ont réussi à vous passer un message subliminal : peut-être n’avez-vous même pas remarqué que cette poupée avait un physique de gamine 15-25 ans, bien trop jeune pour ce vieux gras aux dents gâtées. Que tout ceci ne servait pas à parler de relations hommes-machines, mais à défendre sourdement la légitimité des relations hommes-gamines, qu’on vous a vendu du glauque pour que vous puissiez regarder Lolita, demain, et vous dire que c’est bien, après tout, par contraste, deux êtres humains qui s’aiment…

Photo d’entête : « La confrontation et l’acte coupable/ c’est de sa faute, c’est lui! » par Camille Chenchei

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