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Droit, législation et liberté

A la fin de sa vie, Friedrich Hayek, malade et âgé, voulait encore écrire une nouvelle trilogie après Droit, législation, liberté [DLL] et même, dit-on, organiser un grand ‘concile’ où partisans des ordres spontanés affronteraient les constructivistes, dans l’espoir que les premiers arriveraient à rendre raison aux seconds. Prétention sans doute vaine, puisque les ressorts psychologiques de tout homme engagé dans la défense d’une thèse la-lui fait s’y accrocher vaille que vaille ne serait-ce que pour ne pas perdre la face et fût-il confondu. D’autre part la dialectique de La route de la servitude, expliquait grosso modo que si, d’une part « les pires arrivaient toujours en haut » et prétendraient contrôler une société, le réel s’inviterait tôt ou tard dans leurs délires et leur ordre finirait par imploser dans un grand chaos. Chacun décidera d’y voir le verre à moitié plein et une sorte d’une « ruse de la Raison » derrière l’indécrottable déraison des Hommes1 incapables même de se nuire profondément à long terme, malgré tous leurs efforts pour le faire ainsi que leur bêtise ; ou, pour la version négative, que les humains sont « humains… trop humains ».

L’importance du fait religieux

Hayek a commencé comme “économiste” mais s’est rendu compte du fait que l’économie était une supercherie en tant que science et qu’elle n’a aucun sens si les considérations qu’on lui attache communément ne sont pas comprises dans une réflexion sociologique, en tant qu’agnostique, n’a sans doute pas vu l’importance de la religion2 dans la vie des gens ou de la gnose.3 Ce, même dans un monde qu’on dit faussement athée et qui n’a que des fois en miettes, cherchant pour certains un peu de transcendance par ici, de causes immanentes mais collectives par là, un peu de sens en haut, un peu de réconfort en bas, etc. et même lorsqu’on remplit les vides laissés par le constat clinique de la « mort de Dieu ». Ainsi, Hayek a sans doute minimisé la capacité des autorités religieuses et des vendeurs de spiritualités à s’organiser pour tenter d’organiser le  monde en fonction de l’agenda que les différentes autorités religieuses croient avoir été révélé par leur(s) dieu(x) (ou des extraterrestres venus un jour sur Terre et appelés à y revenir tôt ou tard), ou ce qui leur permet de vendre du religieux aux consommateurs.

Importance de l’occulte et du secret

En homme de bonne foi, et sans doute non-initié, n’a pas non plus pris en compte l’importance des sociétés occultes et des organisations secrètes, religieuses ou mafieuses. Son combat se déroulait sur les adversaires présents sur la place publique et tous les constructivistes se querellant pour savoir quelle théorie était la plus à même de contrôler une société. Tout occupé à les réfuter, il n’a pas vu ou pas voulu voir tout ce qui se trame dans les coulisses de l’agora, où les adversaires déclarés sont parfois complices dans une même comédie et où, justement, le spectacle, les provocations, les agissements à visages découverts ne sont que paravents. Hayek s’est méfié de la démocratie, considérant sa fragilité face aux tentations démagogiques et constructivistes ; il a tenté de la défendre d’elle-même malgré tout en proposant un modèle de constitution.4

A fortiori, il n’a pas vu non plus l’importance du religieux dans les sociétés secrètes – où l’individu n’a plus le regard de la société, ne peut pas partager son expérience avec des non-initiés et a moins le secours des autorités policières et judiciaires, et où donc l’emprise sur lui est plus forte – destiné à manipuler plus facilement l’individu en lui promettant l’accès à des sphères et des réalités inconnues ou interdites aux profanes, et qui permettent de l’amener à aller toujours plus loin dans des rites et pactes le rendant complice du groupe, et le cimentant éventuellement par la peur une fois qu’on lui a fait commettre l’irréparable et qu’on peut détruire publiquement sa vie en cas de trahison.

Il n’a pas non plus intégré la donne obscure des activités illégales, et encore moins intégré la conjonction des trois domaines (l’occulte ‘religieux’, l’illégalisme organisé et le politique) en système bien établi où ce qui est public repose sur les deux autres, et où ce qui peut apparaitre comme des effets pervers est en fait nécessaire au système qui s’en sert de manière très instrumentale.

L’ordre par le chaos et le lamarckisme inversé

En homme de confiance, comme l’est un être sain, il pensait sans doute naïvement – dans le sillage du deuxième mouvement dialectique – du schéma de La route de la servitude, Hayek n’avait sans doute pas conscience qu’une culture peut être promue non parce qu’elle est bonne (dans une sorte de lamarckisme culturel) mais justement parce qu’elle est toxique et vient rendre fou les populations à qui elle s’adresse. Hayek croyait à l’ordre spontané transcendant le chaos ; il ignorait sans doute que la Franc-maçonnerie occidentale travaillait dans l’ombre et comme une hydre à plus de têtes encore que le constructivisme, à faire régner peu à peu un ordre construit au moyen du chaos. Ordo ab chaos.

Ce sont ces points aveugles que cette fiction tente de corriger, considérant que les questions d’économie politique qui occupaient Hayek doivent englobée dans des visions du monde plus large qui font appel à des messianismes ou des agendas plus profonds que des plans quinquennaux. D’ailleurs, l’humanité, sous l’égide de l’ONU, n’est-elle pas aujourd’hui lancée dans une tentative de sauvetage de la Terre sur un horizon séculaire via une humanité réunie sous une même bannière et dans un même combat. Que les communistes et socialistes que Hayek avait face à lui, sont humbles et petits face à tout cela…

G. Orwell, 1984

Hayek + Orwell

C’est ici qui me semble que George Orwell, qui s’est inspiré de son expérience comme de la Route de la servitude pour écrire ses textes, va plus loin que Hayek, lui qui est allé un peu plus loin que La ferme des animaux, mais n’a pas été jusqu’à la compréhension du monde comme l’a fait Orwell dans sa fiction 1984 et notamment dans la compréhension des fausses oppositions entre régimes sociétaux, dès lors qu’ils reposent sur le même système monétaire international et les mêmes banques. Hayek, par exemple, dans ses réflexions sur le langage, voit et dénonce la manipulation des visions du monde via l’usage de mauvaises catégories et de faux termes, mais ne voit pas le travail d’abrutissement organisé des gens par le travail actif de destruction d’une langue, comme le fait Orwell dans ses réflexions sur la novlangue. Et rappelons que pour Hayek, comme il le dit dans La présomption fatale, le langage est pour lui l’exemple paradigmatique d’ordre spontané.

Continuer Hayek, c’est donc intégrer tout ceci et passer aussi par Orwell pour aller plus loin dans la mise à nu des outils possibles dans les mains invisibles des manipulateurs, sans cesser de croire qu’in fine ils sont toujours défaits par la complexité du monde.

Notes

  1. Imputable à leur excès de Raison, d’où le nom de son projet des années 1940, « L’abus et le déclin de la Raison». Que les êtres humains soient incapables de raisonner est un des enseignements qui revient souvent dans le dernier tome de DLL, où Hayek fait montre d’un grand scepticisme anthropologique et où l’agnostique retrouve quelques vertus à la religion dans son rôle pédagogique remettant l’Homme à son échelle et à son humble place sur Terre. ↩︎
  2. Entendant ce terme sous une acception très vaste de recherche de quelque chose “plus” profond ou de plus haut que leur vie quotidienne par les gens, mais dans un cadre collectif et partagé. ↩︎
  3. Entendant de même, ce terme de manière (trop) large comme pratique visant à plus profond et plus haut ou plus intime, parfois en groupe, mais dans une expérience intime et réalisable de manière individuelle. Il peut aussi s’agir de parascience, comme dans le cas de recherche alchimique, qui demande une initiation et une progression dans la connaissance de propriétés présentes dans la nature mais cachées aux êtres humains et à découvrir. ↩︎
  4. Chapitre XVII de DLL. ↩︎